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Turquie: le droit des femmes fait un pas en arrière

Des manifestantes stambouliotes expriment leur colère face à la décision du président de retirer le pays d’un traité international contre les violences faites aux femmes.
© Des manifestantes stambouliotes expriment leur colère face à la décision du président de retirer le pays d’un traité international contre les violences faites aux femmes. - DR
La Turquie n’en est plus à un coup d’éclat. Celle qui fut la première à ratifier la convention d’Istanbul le 14 mars 2012 est aussi la première à s’en retirer dans la nuit du 19 au 20 mars 2021. Sur place, la résistance des femmes ne peut plus être ignorée. Analyse.
Christelle Bankolé

«J’ai été très déçue et choquée. La Turquie a préparé, rédigé et promu ce traité en 2011. Tout le monde se demande pourquoi la Turquie se retire soudainement de l’accord», s’insurge Hürrem Carolin Çevik, avocate et membre d’une Eglise évangélique à Izmir. Une décision «d’autant plus déplorable qu’elle compromet la protection des femmes en Turquie, en Europe et au-delà», déplore le Conseil de l’Europe.

Des groupes de femmes turques à la communauté internationale, la décision du président turc Recep Tayyip Erdogan de retirer le pays d’un traité international contre les violences faites aux femmes, a provoqué la colère de milliers de manifestantes stambouliotes.

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«Les femmes ont besoin d’être visibles»

«Je fais partie du mouvement féministe de Turquie et du mouvement international», explique Pinar Selek, sociologue et militante féministe, installée en France, sa terre d’exil. «J’ai participé à la diffusion de nombreuses réactions des femmes turques, kurdes et arméniennes. Elles résistent et réagissent. Elles ont besoin d’être visibles face aux médias turcs très centralisés par le gouvernement», poursuit la maîtresse de conférences associée en science politique à l’Université Nice Sophia Antipolis.

La Convention d’Istanbul constituait une garantie dans la lutte des femmes, obligeant l’Etat à créer des institutions autonomes internes pour en contrôler les droits. Dans les villes de Turquie, les femmes se sont faites entendre, portant à bout de bras des portraits de femmes assassinées pour lesquelles la justice n’a toujours pas poursuivi leurs meurtriers. En 2020, plus de 300 femmes ont été victimes de féminicides en Turquie, tuées pour près de 70% d’entre elles par leur conjoint ou ex-compagnon parce qu’elles voulaient les quitter.

La femme est laissée seule

«Comme ailleurs, la Turquie connaît des situations de violences domestiques et sexuelles», ajoute l’avocate Hürrem Carolin Çevik. «Près de deux fois par semaine, les informations montrent qu’une femme a été battue ou tuée mais les autorités n’agissent pas rapidement et efficacement à leur appel.»

La victime est renvoyée chez elle, enjointe de se réconcilier avec son mari et ses voisins n’interviennent pas ou ne souhaitent pas témoigner. «La femme est laissée seule», poursuit l’avocate. Le traité d’Istanbul était prêt à prévenir activement cette violence. Selon la Constitution turque, l’article 10 intitulé «Egalité devant la loi» dit que l’homme et la femme ont des droits égaux. Une femme chrétienne a les mêmes droits que toute autre femme en Turquie. Or s’ils sont accordés, ils ne sont pas toujours appliqués. Dans la société, l’inégalité entre les sexes est clairement visible. Le nombre de femmes qui travaillent est bien inférieur au nombre d’hommes.»

Décision juridiquement inacceptable

Hürrem Carolin Çevik va encore plus loin: «Une décision présidentielle a déclaré que la Turquie quittait le traité. C’est juridiquement faux. La Convention d’Istanbul a été ratifiée par la Grande Assemblée nationale turque. Toute loi adoptée par le Parlement ne peut faire l’objet d’un amendement de l’exécutif en vertu de la Constitution turque. L’exécutif, c’est-à-dire le président, ne peut pas exercer de fonctions législatives. Ainsi, la manière dont la Turquie se retire du traité n’est pas juridiquement acceptable.»

Pour Pinar Selek, le système politique prend des allures d’Etat totalitaire. «Dans un contexte de guerre et de tensions, les violences faites aux femmes deviennent une arme de guerre bien plus visible. Or depuis trente ans, les luttes sociales sont très importantes et les femmes se libèrent.» Sur le terrain, la résistance s’organise entre minorités et différents mouvements sociaux, créant des transformations culturelles et des réseaux de solidarité. «Elles sont plus fortes, s’engagent davantage et s’affirment. Elles acceptent de moins en moins la violence psychologique ou physique des hommes dans le privé comme dans le public, et la domination masculine y répond dans la sphère privée.»

Nouveau traité à l’horizon?

Pour Hürrem Carolin Çevik, le retrait est le signe d’un problème politique. «Le contenu du traité n’a pas changé au cours de ces dix années. Cependant, les conservateurs islamistes y sont très opposés. Ils ont affirmé que le traité n’était pas conforme aux valeurs de la famille islamique. Le gouvernement a accepté ce point de vue.» Et de souligner que le retrait de la Convention ne signifie pas qu’il n’y a plus de droits pour les femmes. «Il y a la Constitution et d’autres lois qui les protègent en Turquie. Le gouvernement a annoncé la préparation d’un nouveau traité pour les femmes, le “Traité d’Ankara” mais le Traité d’Istanbul était une très bonne Convention.» La sociologue Pinar Selek craint que les politiciens turques n’encouragent d’autres pays des Balkans et autres réactionnaires à suivre le même chemin.

Une montée du nationalisme religieux

Les chrétiens turcs, selon l’ONG Portes Ouvertes, affrontent une montée du sentiment de nationalisme religieux et sont discriminés et persécutés malgré une tolérance théorique. «Les chrétiennes sont menacées de divorce, de ne plus revoir leurs enfants, de désengagement et de déshéritage. Tout le monde ne reste pas fidèle lorsqu’on subit une pression comme celle-ci et qu’on quitte l’Eglise parce qu’on ne veut pas entrer par la porte étroite, comme la Bible nous le rappelle dans Mat. 7, 14 et 10, 37: “Quiconque aime son père ou sa mère plus que moi n’est pas digne de moi; quiconque aime son fils ou sa fille plus que moi n’est pas digne de moi.”»

Petite fenêtre d’espoir, fin avril, un tribunal turc libérait une femme jugée pour le meurtre de son mari violent et prononçait un non-lieu, estimant qu’elle avait agi en légitime défense pour protéger «son intégrité physique et sexuelle». Une décision rare, saluée par les associations luttant contre les féminicides et les défenseurs des droits des femmes. 

Christianisme Aujourd'hui

Article tiré du numéro Christianisme Aujourd’hui Juin 2021

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