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Relever la société en osant mettre le doigt sur ses maux

Image symbole d'un cas de harcèlement scolaire et d'humiliation d'un enfant
© iStock
Déni de l’humiliation, laïcisation, jacobinisme... Olivier Abel, professeur de philosophie éthique à l’Institut Protestant de Théologie (IPT) met des mots sur les tensions qui traversent la société française. Entretien.
David Métreau
Olivier Abel à l'Institut protestant de théologie (IPT) Paris, le 15 avril 2019.
© Olivier Abel à l’Institut protestant de théologie (IPT) Paris, le 15 avril 2019. JacLavi / Wikipedia CC-by 4.0Olivier Abel à l’Institut protestant de théologie (IPT) Paris, le 15 avril 2019.

Vous évoquiez dans une tribune le
déni de l’humiliation dans nos sociétés contemporaines comme hypothèse à de nombreux maux; poussées populistes, débats autour du blasphème, attentats, etc. Pourquoi cette notion est-elle oubliée?

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L’humiliation est très subjective. Certains disent qu’elle
est fabriquée par ceux qui s’estiment humiliés. A certains, une parole fera du mal et à d’autres elle ne fera rien. Nous vivons dans une société du mesurable, du quantifiable et du chiffrable; et l’humiliation, c’est difficile à quantifier. C’est d’autant plus vrai dans une société très libérale: s’il n’y a pas préjudice visible alors cela n’existe pas.

Il y a en Europe une double source de la morale. Il y a d’une part une source stoïcienne avec Cicéron, Sénèque, ou Jean Calvin, insensible à l’opinion d’autrui. Paradoxalement, le christianisme a montré l’importance de l’humilité, avec un Dieu humilié, en croix et non seulement en gloire. Pour les chrétiens, c’est bien d’être humble. Quelque part, l’humiliation, ça brise nos orgueils, disait récemment Georgina Dufoix. Plus on est humble, moins on est humiliable. Nous vivons dans une société insensible; très protégée. Pour survivre, il faut se blinder. Pour le politique, l’humiliation n’est pas un sujet d’opinion publique. J’ai récemment pu interpeller le président Emmanuel Macron sur cette thématique lors d’un dîner à l’Elysée. C’est un sujet très important. Je l’ai encouragé à ne pas avoir d’attitude arrogante. A ne pas être humiliant. Cela est valable dans tout l’appareil d’Etat mais aussi dans le monde de l’entreprise où tout un management est humiliant.

Comment prendre en compte cette question de l’humiliation dans la société?

Cela commence avec les enfants à l’école. Il faut leur apprendre à ne pas s’humilier publiquement. Je vois des avantages à une certaine éducation des collèges britanniques et notamment à travers le sport. On apprend à être un bon perdant mais aussi un bon gagnant. Il faut casser l’idée que l’on est les plus forts et que cela sera toujours le cas.

Dans les années 1970, je me trouvais en Irlande du nord, alors en conflit. Les fouilles aux corps étaient très poussées mais les policiers disaient excuse me. Ils regardaient dans les yeux et avec respect les passants qu’ils allaient contrôler. Ce n’était pas du tout humiliant. C’est un point qui touche à l’amour des ennemis. Cela suppose donc qu’il y a des ennemis, qui me font du mal, mais je les aime ou du moins je les respecte quand même. Je vais malgré tout utiliser la force, mais je ne vais pas humilier car je veux protéger le sujet parlant qui est en eux. Trop souvent on va chercher des choses globales. En tant que moraliste, ces idées peuvent s’appliquer très concrètement dans notre police, nos institutions et nos hôpitaux.

Il s’agit donc de traiter les autres comme des pairs?

C’est toujours problématique quand on traite les personnes comme des cheptels. On ne s’intéresse pas au fait que ce sont des sujets parlants. Où sont les âmes? Les croyances comme les âmes n’existent-elles pas dans cette société? C’est considéré comme de l’obscurantisme, «ça va disparaître».

Avec les réactions aux caricatures du prophète Mohammed et les attentats islamistes, les tensions se poursuivent entre l’Occident et une partie du monde musulman. Comment expliquer ce dialogue de sourds?

Pour l’antagonisme actuel entre l’Occident et le monde musulman, je résonnerai volontiers par genre littéraire. Une partie du monde musulman ignore ce qu’est un roman. C’est un genre littéraire qui s’y est très peu développé, et la publication du livre de Salman Rushdie, Les Versets sataniques (éd. Pocket) ainsi que l’émoi, les menaces de mort et autres fatwas qui ont suivi en témoignent. Or un roman n’a pas de morale. Ce que disent et pensent les personnages ne correspond pas nécessairement aux pensées de l’auteur. C’est pareil pour les caricatures. Chez des musulmans, il y a une révolte par rapport à la représentation du prophète Mohammed, mais cela quelle que soit sa représentation. Et c’est encore pire quand cette représentation est offensante.

La littérature donne des formes à nos vies. Nous avons la chance d’avoir dans le texte biblique une foison de genres littéraires différents qui nous font voir le monde, les gens et Dieu à travers une pluralité d’auteurs et de styles. Le Coran n’est pas comme ça. Il faudrait développer une diplomatie des genres littéraires. La mondialisation a par ailleurs eu un effet de catalyseur. Quand un pasteur aux Etats-Unis a brûlé des Corans dans son jardin, autrefois tout cela n’aurait eu aucun impact mais aujourd’hui tout va très vite, cela monte en épingle et est diffusé sur les réseaux sociaux.

En France, la laïcité et le droit au blasphème semblent revêtir une dimension sacrée: une religion peut-elle en cacher une autre?

Complètement. Le fait d’avoir projeté des caricatures du prophète Mohammed sur des hôtels de région en Occitanie, alors qu’on sait que cela va choquer une partie des citoyens semble être une forme de geste de rituel. Cela m’évoque la manière dont François Ier, roi de France, a réagi après l’affaire des placards en 1534. (Un texte anticatholique avait été placardé sur les lieux publics à Paris et dans plusieurs villes de province dont l’auteur était Antoine Marcourt, pasteur de Neuchâtel, ndlr.). Il avait alors confessé publiquement sa foi catholique et fait une procession pour rétablir le culte national. Avec le Printemps républicain, on a refait le corps de la nation contre soi.

Le droit au blasphème manifeste une contradiction dans les termes car ceux qui le prônent n’y croient pas. Paradoxalement ce droit au blasphème est sacralisé. Cela révèle que la France reste très monoculturelle, centralisée, jacobine. C’est un pays dont l’identité était profondément catholique. Charles Maurras, par exemple, était athée mais catholique «parce que Français». Et nous les protestants sommes une minorité. Avant, nous étions de faux catholiques et aujourd’hui nous sommes de faux laïcs.

La laïcité semble justement servir de prétexte à l’effacement du fait religieux dans notre société. Pourquoi cela?

La conception de la laïcité en France est calquée sur la religion protestante française du 19e siècle: il faut rester individualiste et discret. Or les cultures ne sont pas des choix individuels. Pourtant, la laïcité encourage le marché des croyances et démantèle les transmissions par des traditions, du travail accumulé. Elle revêt un caractère presque gnostique. La France ne supporte pas les croyances minoritaires trop affirmées et encourage soit la tradition muséifiée, soit le marché des croyances.

Propos recueillis par David Métreau

Christianisme Aujourd'hui

Article tiré du numéro Christianisme Aujourd’hui Janvier 2021

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