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Invasion du Capitole : la justice sur le banc des accusés ?

L'occupation du Capitole, le 6 janvier 2021 par des militants pro-Trump
© DR
Dans le sillage de l’actualité américaine, les failles de la justice refont surface. Elles jettent un coup de projecteur sur une société qui ne fait confiance qu’à sa propre justice tout en aspirant à un retour à des vérités incontestables. Deux postures qui, bien souvent, ne peuvent cohabiter. Analyse.
Christian Willi

L’occupation du Capitole, le 6 janvier dernier (photo), a été qualifiée par les observateurs de confirmation «de la grave crise démocratique que traversent les Etats-Unis». Et si le mouvement de mécontentement d’une partie de la population américaine face au verdict des élections présidentielles cachait en réalité une autre crise, moins visible, la crise de la justice et d’une société qui s’est judiciarisée à l’excès?

Mécontentement bruyant

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En effet, les quelques manifestants à l’accoutrement bizarre et bruyants montrés par les médias ne sont que l’arbre qui cache la forêt.

«On ne parle pas d’une petite minorité incompressible de l’ordre de 5% que constituent les complotistes et qui jugent que l’élection de Joe Biden à la présidence a été volée. Environ un tiers des Américains ont cette impression», analyse le politologue suisse Jean-Pierre Graber, par ailleurs ancien conseiller national (parlement suisse). Et ce, bien que la justice ait traité les multiples recours de l’équipe du président Donald Trump, avant de valider les résultats électoraux.

Le phénomène de contestation n’est pas complètement nouveau. Lors d’un sondage réalisé en 2016, une part des électeurs de Hillary Clinton et de Donald Trump répondaient déjà que les présidentielles avaient probablement été truquées. Mais en 2020, cette défiance a pris une autre ampleur. Elle se montre plus bruyante et s’installe dans la durée.

Perte de confiance

La justice de plusieurs Etats américains a donc été saisie par l’équipe du président républicain sortant. Elle a rendu son verdict. Mais à l’évidence, cette fois-ci, le peuple américain ne fait pas confiance à la justice. Antoine Garapon, secrétaire général de l’Institut des hautes études sur la Justice et auteur, considère que «les manifestations de protestation au Capitole doivent être placées sur le niveau de la désymbolisation qui frappe nos sociétés démocratiques et à laquelle les juges ont parfois prêté main forte». Il fait néanmoins remarquer que les juges subissent aussi ce phénomène d’un contre-pouvoir qui ne passe plus par les urnes.

Antoine Garapon a mis en garde à plusieurs reprises contre une judiciarisation excessive de la société. «Celle de la société américaine montre que les régulations sociales traditionnelles ne fonctionnent plus. Pourtant le mécanisme est utile: on va chercher chez le juge la parole ultime. La justice est d’ailleurs le seul pouvoir constitutionnel que les citoyens peuvent actionner eux-mêmes.»

La justice devrait se retirer dans sa tour d’ivoire

Jean-Pierre Graber

Soit. Mais «la justice tend trop l’oreille aux voix de la rue et des médias sociaux», analyse de son côté Jean-Pierre Graber. En effet, «elle devrait se retirer dans sa tour d’ivoire, dans son Olympe, et rendre des décisions à l’écart des bruits de la foule». Le roi Salomon, lorsqu’il a été appelé à trancher sur la question de la maternité d’un nourrisson, a cherché à établir la vérité des faits.

Une recherche de vérité compliquée

La complexification des lois, l’évolution des mœurs et l’explosion du nombre de recours en justice ont notamment changé la donne. Les différents droits (au sein d’un pays et dans ses différents échelons, mais aussi sur le plan international) tout d’abord entrent parfois en conflit et compliquent cette recherche de vérité de la part de la justice.

La hausse du nombre de recours et le temps long du travail de la justice ensuite sont pris de vitesse par d’autres «faiseurs d’opinion», dont les médias. Ces derniers sont souvent prompts à informer les cas de personnes mises en accusation, alors même qu’elles sont encore au bénéfice de la présomption d’innocence. Ainsi, la justice peut être influencée par les réactions de la société aux informations qui se mettent à circuler, vérifiées ou non, sérieuses ou non.

Quand la société parle…

En parallèle, d’autres acteurs de la société peuvent être tentés de s’ériger en juge, pointe Antoine Garapon. Il se dit préoccupé par un événement qui n’est pas passé inaperçu: le blocage du compte Twitter du président Donald Trump. Tout comme Angela Merkel, il confie être choqué de voir «qu’une entreprise, instigatrice de haine et qui ne paie pas ses impôts se dresse en justicier d’un pouvoir institué».

Enfin, en ce qui concerne l’évolution des mœurs,
Jean-Pierre Graber juge en outre le relativisme actuel
coupable: «Nous assistons à des ondulations sociétales auxquelles les juges prêtent attention.» Si la société crie très fort, telle attitude doit être saluée, même si elle contredit les textes de loi ou la Constitution, et l’autre attitude ou position doit être stigmatisée. Il cite le cas des douze militants du mouvement Extinction Rebellion qui avaient occupé la succursale d’une banque dans la région lausannoise. Le juge avait retenu «l’état de nécessité licite, au vu de l’urgence climatique indéniable» et les avaient acquittés en première instance. Pour l’ancien parlementaire suisse, l’élan de mécontentement observé aux Etats-Unis est un exemple parmi d’autres d’une aspiration collective forte, perceptible un peu partout en Occident, «celle de revenir à des vérités plus incontestables». Antoine Garapon nuance: «Il ne faut pas sous-estimer ce que dit une société sur ses valeurs. Le progrès, la libéralisation des mœurs, ne sont pas toujours sans frais pour une société. Du coup, la société va chercher les frontières morales, à travers les faits divers.» Et on demande à la justice de trancher.

Le danger d’une exploitation politique de la justice

Mais ce n’est pas tout. Jean-Pierre Graber, passionné de géopolitique, reproche la posture de certains juges. «Ils cherchent davantage à briller pour eux-mêmes et pour “leur tableau de chasse” que pour rendre la justice.» Antoine Garapon est d’accord sur ce point. Il se montre d’ailleurs inquiet par une exploitation politique de la justice. «Silvio Berlusconi en Italie ou François Fillon sont deux exemples de personnalités qu’on a évincées de la course au pouvoir en recourant à la justice», indique le penseur suisse.

Antoine Garapon reconnaît qu’il faut être conscient des dangers liés à la fonction judiciaire. Il ajoute sans détour: «La justice est un rang de protection d’organisation symbolique de la société, sans laquelle les sociétés basculent dans la violence.»

La justice, une autorité à réenchanter

Jean-Pierre Graber partage cette conviction, mais il ne mise pas sur une amélioration de la situation. «Il serait souhaitable que les personnes qui occupent les fonctions les plus hautes de la justice soient au-dessus de tout soupçon. En effet, que la classe politique comporte une dose d’impureté s’explique par la compétition que revêt la fonction politique. Rendre la justice est au contraire très vertueux.»

Antoine Garapon emprunte cette formule qui affirme que «nous n’avons pas d’autre choix que d’être optimiste, car nous ne pouvons pas nous permettre d’être pessimistes». Il reconnaît toutefois que la justice doit faire son examen et se transformer. «Il s’agit de recréer des institutions crédibles.»

Christianisme Aujourd'hui

Article tiré du numéro Christianisme Aujourd’hui Février 2021

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