Qui en a marre de louer «le Seigneur»?
Une des expressions de culte la plus connue des écritures bibliques et chantée le dimanche matin se retrouve dans les Psaumes: «Louez l’Eternel», ou «Louez le Seigneur», rendue en Grec par allilouia (d’où vient «Alléluia»). Malheureusement, la traduction du nom hébreu de Dieu, Yahvé (ou Yahweh) en français «Seigneur», introduite par Guyart des Moulins en 1297, est insuffisante.
Une connotation négative
Publicité
Dans la langue française telle qu’elle est parlée et écrite aujourd’hui, l’emploi de «Seigneur» s’est vraiment effondré, et le peu qui demeure n’est pas très joyeux! Il est surtout maintenu dans les histoires fantastiques, comme Le Seigneur des Ténèbres (Seigneur Voldemort) de Harry Potter, Les Seigneurs Noirs des Sith de Star Wars, et Le Seigneur des Anneaux. De manière générale, le titre de «Seigneur» semble s’être approprié des connotations bien moins positives en dehors de la bulle chrétienne.
S’ajoutent à cela des questions grammaticales marquantes. Celles-ci peuvent s’expliquer par le fait que Guyard des Moulins, John Wycliffe et les autres traducteurs médiévaux se servaient en partie ou même en totalité de la Vulgate (version en latin de la Bible catholique) comme langue source pour réaliser leurs traductions respectives. Enfin, la définition du mot en grec traduit par «Seigneur» était très large, capable de désigner toutes sortes de déférence, de «Monsieur» jusqu’à «Dieu suprême». C’était le contexte qui définissait à chaque fois le fond de la déférence en question. Cette fonction est obstruée par l’utilisation de «Seigneur» en traduction biblique.
Quelle influence sur notre inconscient collectif?
Malgré ces inquiétudes légitimes, «le Seigneur» a réussi à échapper à presque toute remise en question dans la plupart des traductions françaises bibliques dites modernes ou dynamiques d’aujourd’hui. Pourquoi? Les raisons sont multiples. En libérant chaque racine de la terre qui l’obscurcit, un lâcher-prise sur cette traduction insuffisante devient progressivement envisageable. Est-ce que l’adoration chrétienne francophone «du Seigneur» pourrait être l’une de ces racines principales? Que le lecteur relise en toute douceur les paroles en question (la ponctuation est là pour lui permettre de ne pas y passer trop vite). LO U E Z: «L E. S E I G N E U R. »
Qu’est-ce que cette instruction opère à l’inconscient chrétien collectif? Gardons en tête que c’est une pratique spirituelle très ancienne, belle, bonne et sacrée. Néanmoins, dans la façon dont elle est formulée, elle pourrait conduire le christianisme à figer ces vieux mots français à ce niveau profond et intime. Ceci peut provoquer la confusion suivante: Louez celui dont le nom est «Le Seigneur» (plutôt que louez celui dont le nom a été traduit par «Le Seigneur») et revêtez ce titre français de valeur, de sainteté et d’amour. Faites de ce titre français médiéval le véritable nom de Dieu, et honorez et préservez-le donc à tout prix.
Le nom et le nommé ne font qu’un
En dépit des apparences, il s’agit d’un changement de perspective significatif. Le nom d’une personne est relativement intemporel et il est conçu pour désigner la personne même, de telle sorte que le nommé et le nom ne font qu’un. Ce phénomène est déjà à l’œuvre dans l’Ancien Testament: «Tous les autres peuples de la terre verront alors que le nom du “Seigneur” est lié à toi, et ils seront remplis de crainte à ton égard» (Deut. 28, 10, NFC, guillemets ajoutés). Si on aperçoit une exhortation chrétienne à «louer le Seigneur», réfléchissons à la fois à la puissance de l’idée du psaume et à l’incapacité de cette expression «le Seigneur» à continuer à nommer celui appelé également «Dieu».
Quant aux traducteurs, eux aussi sont des chrétiens. Eux aussi ressentent un appel à la fidélité vis-à-vis du passé et eux aussi, ont, par la louange et l’honneur associés à ce nom prétendu du «Seigneur», investi le langage de tout un bagage affectif. Une remise en question sérieuse du vocabulaire autour de l’autorité divine est donc évitée, et cela même dans les traductions les plus récentes et les plus sérieuses de la Bible. Mais ce n’est pas une fatalité!
S’agit-il d’abandonner cette appellation?
Le christianisme d’aujourd’hui pourrait réaliser que :
1) «Le Seigneur» est souvent un titre contemporain lorsqu’il s’agit d’autorités malfaisantes.
2) «Le Seigneur» n’est pas sacré de son propre sort.
3) «Le Seigneur», au vu de sa grammaire, n’était déjà peut-être pas la meilleure traduction en français au Moyen Age,
4) «le Seigneur» est tout à fait incapable de représenter les divers niveaux d’autorité signifiés dans les langues d’origine.
Une fois cette réflexion amorcée, les chrétiens pourront repenser comment exprimer et célébrer l’autorité divine, puisqu’il s’agit bien d’un christianisme d’aujourd’hui et non d’hier! Et cela se fait déjà.
Eugene Peterson a par exemple eu un succès éblouissant avec sa traduction anglaise, The Message, qui a remis en question l’expression sœur, «The Lord». Au lieu de répéter de manière irréfléchie les 6894 instances de «l’Eternel» par «The Lord», il a opté pour «Dieu» (ou simplement dans les cas représentés par le psaume cité, Hallelujah!). Dans d’autres espaces où l’Eglise est en échange avec la société, il semble bien qu’il y ait une dépendance réduite dans son discours de «seigneurie».
Le christianisme sait qu’il s’éloigne trop du langage courant
Attention, il n’est question ni de renier qu’il existe et existera encore beaucoup d’attachement au mot en interne ni de dire que l’attachement n’a pas de très bonnes explications. Le constat est simplement que la manière dont l’autorité de Dieu et du Christ s’exprime, lorsqu’elle s’exprime bien, commence à évoluer puisque le christianisme sait qu’il s’éloigne trop du langage courant parlé autour de lui.
Le programme est chargé mais passionnant. La Bible peut donc changer de casquette. Plutôt que de se positionner comme un texte religieux, avec une fonction interne, elle peut se trouver à la pointe de l’interface entre l’Eglise et la société. L’Eglise a besoin de ressources linguistiques nouvelles qui lui permettent d’expérimenter et d’exprimer l’autorité divine comme quelque chose de vraiment digne de sa louange. Pour cela, elle doit se procurer des outils en français courant, pas parce que les traductions courantes sont «meilleures», mais parce que le grec de la Bible c’était en grec courant, tout simplement! En conclusion, «le Seigneur» a eu son moment de gloire, le grand attachement que ressent l’Eglise au mot peut s’expliquer en partie par son dévouement à celui qu’elle veut désigner par là. Cependant, au vu des problèmes rattachés à ce mot, il faudrait réexaminer l’expression de l’autorité si importante à une vie chrétienne contextualisée. Même Guyart des Moulins en serait sans doute ravi…
John Bainbridge, consultant en traduction biblique