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Le «pass sanitaire», pierre d’achoppement inévitable?

Une femme qui porte un masque anti-covid montre son certificat de vaccination sur son smartphone
© iStock
Sésame pour un retour à la «vie normale» pour les uns, «flicage» et menace à la liberté pour d’autres, le pass sanitaire divise une partie de la société et même les chrétiens entre eux. Regard croisé entre Robin Reeve et Jean-Pierre Graber.
David Métreau
Jean-Pierre Graber (à gauche) est politologue et ancien parlementaire suisse. Robin Reeve (à droite) est professeur de théologie à la HET-PRO.

De nombreux chrétiens restent méfiants vis-à-vis du pass voire de la vaccination. Pourquoi une telle prudence, voire défiance? 

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Jean-Pierre Graber (JPG): Vaste question! Tout d’abord, chez de nombreux chrétiens, c’est davantage la quasi-obligation de se faire vacciner, imposée à certaines catégories de la population, qui pose problème que la vaccination elle-même.

Ensuite, les chrétiens qui tendent le plus à spiritualiser les phénomènes humains sont habités par la conviction intime - et aujourd’hui socialement inavouable - que la pandémie pourrait avoir été permise par Dieu. Ceci dans le but d’avertir l’humanité de ses errements actuels - que l’on ne saurait nier! - et pour faire réfléchir les êtres humains sur leurs comportements individuels et collectifs.

Dans cette optique peut surgir l’opinion cohérente que les vaccins anti-covid ne viendront pas forcément à bout, du moins immédiatement, de cette pandémie. Par ailleurs, pour beaucoup de chrétiens - et j’en suis - c’est prioritairement Dieu qui a la libre disposition sur leur corps, puis eux-mêmes et non pas la société ou l’Etat! A cet égard, de nombreux chrétiens sont libéraux - dans le sens classique - sans le savoir!

Robin Reeve (RR): Dans les milieux évangéliques, cela fait des décennies que des motifs théologiques particuliers nourrissent une défiance envers les gouvernants, les médias et le monde scientifique. Les milieux fondamentalistes, notamment, rejettent les modèles scientifiques majoritaires concernant le développement de la vie sur terre et considèrent qu’un complot global domine le monde scientifique. Certains courants charismatiques extrêmes rejettent ou se défient du recours à la médecine pour combattre la maladie. L’idée de l’émergence d’un Antichrist et une vision dramatique de la progression de l’humanité, ce qui en soi appartient à une eschatologie chrétienne tout à fait recevable, ont permis à certains de s’égarer dans des spéculations géopolitiques aux accents paranoïdes: tout événement est interprété comme ayant des «coulisses» diaboliques.

Donc, la contestation a priori de la science, de la médecine, des médias et des gouvernants a fait le lit des idées les plus délirantes au sujet de la crise actuelle. Bien des évangéliques ont un déficit quant à leur théologie de la grâce commune, c’est-à-dire quant à l’idée que, dans un monde marqué par le mal, Dieu agit pour le bien malgré tout, notamment dans les progrès et la recherche scientifique: le «monde» n’est pour eux qu’une entité diabolique, totalement livrée au mal et forcément mal intentionnée.

Le postulat de soumission aux autorités (Romains 13, 2 affirme que résister aux autorités, c’est résister à l’ordre que Dieu a établi) est aussi, souvent, mis de côté, au nom d’une objection de conscience brandie comme le paravent d’une profonde rébellion contre les gouvernants. J’ai même vu de la haine chez certains chrétiens envers les autorités, avec des accusations puisant dans le répertoire des courants politiques les plus extrêmes - la plus scandaleuse étant le port d’une étoile jaune, qui manifeste une judéophobie négationniste, car il réduit la Shoah à une mesure de restrictions sanitaires.

La société, qui promeut généralement la liberté individuelle, impose un cadre. A l’inverse, de nombreux chrétiens habituellement prompts à invoquer des limites morales et éthiques dénoncent une atteinte à leur liberté. Comment expliquer ces paradoxes? 

JPG: Progressivement, depuis mai 1968 et sous une forme accélérée depuis une décennie, les sociétés sont de plus en plus tolérantes à l’égard de la liberté que je qualifie de pulsionnelle. A savoir la liberté de suivre nombre de ses pulsions comme la libre disposition bientôt absolue de son corps, l’adoption d’enfants par les couples homosexuels, le recours à l’assistance au suicide, la rébellion envers toute forme même légitime d’autorité, etc.

Ces mêmes sociétés sont de moins en moins tolérantes à l’égard de la très noble liberté de conscience dont fait manifestement partie la liberté de ne pas se faire vacciner mais aussi celle, par exemple, de ne pas assister ou de ne pas se soumettre à des opérations médicales contraires à ses convictions les plus profondes ainsi que le respect de la sphère privée. Ajoutons que beaucoup de chrétiens acceptent bien plus volontiers les limites morales ou éthiques auxquelles ils sont attachés parce qu’elles viennent de Dieu, qu’elles sont prescrites par lui dans la Bible. Ils se méfient bien davantage non pas des lois étatiques qu’ils considèrent comme étant aussi légitimes qu’irréfutables - comme circuler à droite sur les routes - mais de celles qui leur semblent davantage dictées par une idéologie que par les impératifs de la vie en société.

RR: L’individualisme est exacerbé aujourd’hui et parfois n’est acceptée que la liberté qui arrange l’individu. Plutôt que de vouloir donner un cadre qui permette à chacun de jouir d’une grande liberté, mais dans le respect des autres, c’est la philosophie «TPM» (tout pour moi) qui prévaut.

Que certains chrétiens, par mimétisme, suivent cette tendance n’est pas étonnant: l’Eglise est toujours marquée par son temps - ce qui ne signifie pas qu’il faille cautionner ce type de conformisme idéologique. L’influence d’une approche issue des Etats-Unis qui exalte le droit de l’individu en opposition aux contraintes liées à l’appartenance à une communauté nationale me semble peser sur la manière de fonctionner et de réagir de certains chrétiens évangéliques.

Il me semble que ces tendances ne sont pas majoritaires en France ou en Suisse. Ainsi, la Commission d’éthique protestante évangélique (en France) et des médecins appartenant à la FREE (en Suisse romande) ont publié des textes en faveur de la vaccination, sur la base de l’amour du prochain et d’une confiance a priori dans la démarche scientifique. 

L’Evangile nous appelle à renoncer à nos libertés […] pour le bien des autres

Robin Reeve

Je rejoins ces prises de position, en ce que l’Evangile nous appelle à renoncer à nos libertés - telle celle de ne pas se faire vacciner et courir le risque de propager un virus mortel - pour le bien des autres. Heureusement que Jésus a renoncé à toutes les prérogatives de sa gloire divine pour se faire l’esclave des hommes, jusqu’à donner sa propre vie à la Croix pour le salut de l’humanité (Philippiens 2, 5-8)! Et Paul nous appelle à imiter son exemple, aux antipodes de la philosophie «TPM».

Quel est votre point de vue sur les inquiétudes de certains citoyens quant à la mise en place d’une société de contrôle? Ces peurs sont-elles justifiées?

RR: Je n’ai pas de réponse simple à cette question. Que ce soit pour lutter contre le terrorisme ou la propagation du covid, certaines mesures de surveillance ont été mises en place pour mieux tracer les personnes qui mettraient en danger la société. Des mesures liées à des situations d’exception et qui limitent certaines libertés qui devraient être préservées en temps normal. Mais les gouvernants sauront-ils faire marche arrière, quand la menace aura diminué? Eviteront-ils d’étendre l’application de cette surveillance à d’autres domaines, qui n’auraient plus grand-chose à voir avec les raisons de son instauration?

La question dépasse l’action du pouvoir politique: nos déplacements, nos habitudes sur Internet, nos communications sont déjà surveillées par toutes sortes de logiciels pré-installés sur nos téléphones. On peut essayer de se prémunir de certains moyens de traçage, mais dès qu’on se connecte, on est surveillé, la plupart du temps pour des raisons commerciales. La question est de savoir si de tels outils ne pourront pas servir à d’autres fins de surveillance? Le récent scandale du logiciel espion «Pegasus», utilisé par divers Etats pour surveiller des journalistes et des hommes politiques, me semble n’être que la pointe d’un iceberg. Supprimer toute surveillance ouvre la porte à tous les dangers. Trop l’accentuer met en péril nos libertés.

JPG: Certes, nous ne vivons pas encore dans un régime totalitaire. En Union soviétique, en Chine, dans l’Allemagne nazie ou dans certains pays musulmans, des dizaines de milliers de chrétiens ont été emprisonnés pour leur foi et d’autres dizaines de milliers tués pour cette même raison. Les Occidentaux peinent à prendre la véritable mesure de ces terribles persécutions. Alors non, ce n’est pas - encore - la dictature! 

En dépit de cette mise au point préalable, les peurs des chrétiens en ce qui concerne la société de contrôle sont parfaitement justifiées. Virtuellement déjà, à l’ère du «tout numérique», les Etats et les géants d’Internet Google, Apple, Facebook et Amazon (GAFA) connaissent presque tous nos déplacements, presque toutes nos transactions financières et même, indirectement, nos conceptions du monde, nos convictions religieuses, nos préférences politiques et nos diverses opinions. Le pass sanitaire leur permettra d’en savoir encore davantage sur nous.

Manifestation en France contre le pass sanitaire – Eté 2021 – Capture Youtube

Le climat est tendu et les insultes fusent: «abrutis complotistes», «moutons collabos», etc. Pourquoi le dialogue est-il à ce point difficile, voire impossible? Quelle est la responsabilité des autorités, des médias, des individus, des Eglises?

RR: Le recours à l’insulte ne permet guère le dialogue. Mais au niveau des idées, c’est-à-dire en mettant de côté les attaques personnelles, il me semble que le débat peut être vif à raison. La responsabilité de chacun est de respecter les tenants d’opinions différentes, tout en considérant que tout ne se vaut pas. La confiance dans la science doit toujours être éclairée par le fait que la démarche scientifique implique le questionnement et la remise en question des hypothèses et des modèles. Certains placent leur foi dans la science comme s’il s’agissait d’une religion aux dogmes intangibles, alors que les vrais scientifiques - notamment face à ce nouveau virus et à ses développements étonnants - se gardent des absolus. Dans l’autre sens, le soupçon constant d’un complot ourdi par des puissances financières, voire occultes, empêche une évaluation saine des faits. En quarante ans de vie chrétienne au sein du monde évangélique, que de théories fumeuses n’aie-je pas entendues!

Une autre responsabilité consiste à cultiver un esprit à la fois bienveillant et critique. Il s’agit aussi de s’appuyer sur des sources vérifiables et diverses: trop de gens se gavent de rumeurs et d’affirmations propagées par des personnes incompétentes sur Internet, plutôt que d’écouter la voix majoritaire du monde scientifique. Il est facile de jouer les «prophètes» et de clamer que le vaccin inocule le nombre de la Bête: si l’exégèse qui sous-tend cette lecture est fallacieuse, même si certains arguments sont pseudo-scientifiques, il se trouvera toujours des esprits vulnérables pour suivre un tel oracle.

JPG: Récemment, le Teletext de la RTS (Radio Télévision suisse) nous apprenait que 43% des habitants de Suisse avaient rompu leurs relations avec leurs amis, connaissances ou collègues de travail en raison de divergences profondes sur l’obligation vaccinale! 20% supplémentaires ont vu leurs relations humaines s’altérer pour cette même raison. Le thème du pass sanitaire et plus généralement celui des bienfaits ou des méfaits de cette vaccination est à l’évidence extrêmement clivant. 

Le thème du pass sanitaire et plus généralement celui des bienfaits ou des méfaits de cette vaccination est à l’évidence extrêmement clivant

Jean-Pierre Graber

Dès lors, comment retrouver l’unité sur ces questions dans les Eglises? 

JPG: Les Eglises disposent d’un enseignement biblique pertinent pour lancer un appel au respect mutuel. En Romains 14, 3 on peut lire: «Que celui qui mange [de la viande] ne méprise point celui qui ne mange pas et que celui qui ne mange pas ne juge point celui qui mange, car Dieu l’a accueilli.» Par analogie, que ceux qui se font vacciner respectent ceux qui ne se font pas vacciner et inversement. A quelle décrispation pourrions-nous assister dans nos sociétés si nous appliquions cette incommensurable sagesse biblique!

RR: C’est peut-être une réponse «bateau», mais le seul chemin de notre unité est Jésus-Christ. Les divisions entre chrétiens, au long des siècles, ont souvent été liées à des divergences politiques. On dit que la plupart des épîtres de la Bible évoquent le besoin d’unité. Même si, au-delà de nos conflits, Jésus nous unit, il y a souvent un grand décalage entre l’unité de fait et sa manifestation concrète. Peut-être, et ce n’est là qu’une piste que j’ébauche, faut-il que chacun se demande en quoi il manque lui-même à la vocation d’unité pour laquelle Jésus a prié (Jn. 17, 20-21) plutôt que de chercher la «paille» de division de la part des
«autres»? 

Propos recueillis par David Métreau

Christianisme Aujourd'hui

Article tiré du numéro Christianisme Aujourd’hui Septembre 2021

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