À André Comte-Sponville, Philosophe athée et auteur
Monsieur, livre étonnant que votre Esprit de l’athéisme où vous nous introduisez à une spiritualité sans Dieu ! Un ouvrage déroutant pour le chrétien que je suis, ballotté entre des sentiments contraires, de proximité avec vous et d’éloignement. Nous partageons vous et moi le goût d’une spiritualité qui nous relie authentiquement au réel. Mais ce réel, vous le voulez immanent, sans extérieur, sans Autre. À vouloir vider le monde de tout sujet, ne rendez-vous pas opaques l’origine et le statut de la subjectivité humaine ?
Or sujets, nous le sommes. Qui nous a établis tels, vis à vis de qui, de quoi avons-nous à l’être dans une nature anonyme qui nous ignore ? Et qui ne nous aime pas… Notre aspiration à l’amour, désir d’en donner comme d’en recevoir, je n’arrive pas croire que cela nous vienne tout naturellement de nos mères. Comment l’amour humain, même puisant à cette source-là, mêlée d’instinct et de passions obscures, pourrait-il engendrer la pure charité ?
–CREDIT–
Parlons de liberté, puisque c’est, au fond,
ce qui nous tient le plus à coeur. Dieu sait si
je l’aime moi aussi, ma liberté ! Le goût de
penser, la quête de vérité la présupposent et
notre dialogue s’inscrit sous ses auspices. Je
prends très au sérieux le soupçon de Freud
(déjà de Spinoza) qu’une certaine liberté
n’est que «l’ignorance des causes qui pèsent
sur nous». Soupçon vertigineux ! Qui pourra
jamais s’en croire quitte ? Je crois seulement
en avoir assez par nature pour désirer en recevoir
davantage par grâce. Soumettre ma
vie à l’Esprit du Christ et en sentir ma liberté
grandir, telle est mon expérience, qui me
relie à un grand nombre de croyants.
Je ne puis me défaire du sentiment qu’une
spiritualité sans Dieu nous enfermerait dans
une grande solitude. Les bouffées de joie
mystique qu’il vous arrive de vivre vous relient-
elles aux autres, à leurs passions, à leurs
souffrances ? Ce goût de la relation qui vous
fait parler et écrire , pourquoi vous acharner à
le couper de sa source en Dieu ? Et en un Dieu
trinitaire, relationnel par essence, initiateur de
la relation avec l’homme, source de l’amour
qui porte le monde ? Mais vous vous méfiez
des solutions qui répondent trop parfaitement
à nos désirs ! Reconnaissez pourtant que la défiance
du «trop beau pour être vrai» véhicule
un a priori discutable.
Je partage vos valeurs et ce n’est pas
surprenant puisque vous vous dites vousmême
«fidèle» de l’Évangile. Mais vous les
voulez indépendantes de celui qui les a inspirées.
Nous serions alors les héritiers du Dieu
révélé en Jésus-Christ et chargés de gérer
librement cet héritage. Des théologiens
de la sécularisation l’ont pensé ainsi. À sa
manière, Bonhoeffer a voulu l’assumer en
vivant «devant Dieu et avec Dieu, sans Dieu»,
comme un homme devenu adulte dans un
monde libéré de sa religiosité. Mais en captivité
et jusqu’à sa mort, ce croyant puisait dans
la prière sa force à rester homme debout. Assurément,
le Dieu auquel il s’adressait n’était
ni la béquille ni le deus ex machina que vous
aussi récusez.
Et l’espérance, que vous traitez sévèrement,
n’est-elle pas le moteur de tout ce qui s’est fait
de grand sur cette terre ? Si votre recherche de
plénitude n’est pas égoïste, peut-elle renoncer
à l’espérance ? La rejeter comme l’aveu d’un
manque au profit d’un faire et d’un être ici et
maintenant, n’est-ce pas vous enfermer dans
des alternatives inutiles ? Car vous opposez
aussi le mystique au prophète, et la contemplation
à l’Évangile et encore l’expérience à
la foi, la méditation à la prière… Ce sont plutôt
là des moments distincts d’un même chemin
chez une même personne.
J’en termine. Valait-il la peine de marquer
la différence entre ce qui nous fait vivre et
aimer (je n’ose dire espérer…) vous et moi ?
CARLO ROBERT-GRANDPIERRE,
PROFESSEUR DE PHILOSOPHIE
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Article tiré du numéro Christianisme Aujourd’hui -Janvier 2007
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