Quand l’Etat d’Israël devient la clé herméneutique du Nouveau Testament


Wissam al-Saliby est chargé de plaidoyer de l’Alliance évangélique mondiale auprès de l’ONU et expert en droits de l’homme.
Il y a des questions théologiques qui font l’objet de débats et il y a des passages bibliques qui sont difficiles à comprendre. Mais je ne m’attendais pas à entendre, dans des sermons distincts, de deux différentes Eglises évangéliques du canton de Genève, des prédicateurs sionistes chrétiens réinterprétant la parabole du Fils prodigue, ainsi que Matthieu 24.
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Et cela en apportant un tout nouveau sens aux propres paroles de Jésus, en fonction de leurs objectifs politiques. L’herméneutique du sionisme chrétien semble souffrir de dérive de mission. Elle s’est étendue au-delà de la portée traditionnelle des textes bibliques pour inclure des passages qui n’ont rien à voir avec l’Etat d’Israël.
De quoi parle la parabole du Fils prodigue?
«Le fils cadet représente Israël, et le fils aîné représente l’Eglise», déclare le prédicateur invité. Il explique que la parabole du Fils prodigue enseigne que l’Eglise ne doit pas rejeter le Peuple juif incarné aujourd’hui dans l’Etat d’Israël, parce que «l’élu de Dieu est revenu».
Ce prédicateur travaille pour une organisation chrétienne qui soutient les colons israéliens dans les Territoires palestiniens occupés. Il va d’Eglise en Eglise en prêchant et en collectant des fonds pour les colons israéliens dont la violence est une menace constante pour la vie quotidienne des Palestiniens. Il cherche à encourager ses auditeurs à la générosité en faisant valoir que la parabole du Fils prodigue enseigne aux chrétiens à ne pas rejeter l’Etat d’Israël comme le fils aîné a rejeté le plus jeune fils.
Mettons de côté la question du financement. Ce prédicateur sioniste chrétien pratique l’eisegesis en apportant son cadre théologique à la parabole du Fils prodigue, au détriment de sa véritable signification.
Cette parabole est souvent mal comprise et je me souviens, lorsque j’étais adolescent, avoir entendu des prédications qui mettaient à tort l’accent sur la «prise de conscience» du fils prodigue au lieu de l’amour inconditionnel du père et de sa grâce rédemptrice. L’érudit et auteur Kenneth Bailey a écrit: «Alors que le père descend et sort pour réconcilier son fils, il devient un symbole de Dieu en Christ. (…) Jésus parle de lui-même. A la fin de l’histoire, le père fait ce que Jésus fait.» La réinterprétation de la parabole du Fils prodigue par le prédicateur invité – pour symboliser la relation entre l’Eglise et l’Etat d’Israël – enlève la centralité de la figure paternelle et obscurcit la christologie dans la parabole.
Qui tiendra bon jusqu’à la fin et sera sauvé?
Dans une autre Eglise, un autre dimanche, un prédicateur invité prêchait à partir de Matthieu 24, qui nous enseigne que «beaucoup se détourneront de la foi et se trahiront et se haïront les uns les autres… mais celui qui tient ferme jusqu’à la fin sera sauvé» (versets 10 à 13). Le prédicateur a ensuite présenté trois critères pour un «fondement spirituel à l’épreuve des secousses» qui nous permet «d’être parmi les quelques personnes qui vont se lever et être sauvées».
Le troisième de ces critères est le suivant: «Notre foi est-elle ancrée dans la compréhension de la façon dont nous, en tant que nations, sommes greffés aux desseins continuels de Dieu par Israël, qui, selon Esaïe 42, 6, doit être une lumière pour les nations qui ouvrent les yeux des aveugles? Ou croyons-nous plutôt que Dieu a remplacé Israël par l’Eglise? Parce que la réalité est que si Dieu a abandonné Israël, pourquoi ne devrait-il pas nous abandonner aussi?»
Le problème est plus profond qu’une mauvaise lecture
En réaffirmant la dichotomie que j’ai souvent entendue – soit de reconnaître les plans séparés de Dieu pour Israël et l’Eglise, soit d’être coupable de théologie de la substitution (antisémite) – et en faisant de l’ancienne position théologique une condition pour appartenir aux quelques personnes qui seront sauvées dans Matthieu 24, 13, le pasteur invité m’a exclu moi-même et la plupart des gens que je connais du salut de la fin des temps en nous regroupant avec ceux qui «se trahiront et se haïront» selon Matthieu 24.
Dieu a détruit la barrière entre les deux
J’adhère personnellement à l’interprétation suivante de Romains 9-11, formulée par Christopher Wright, dans son ouvrage The Mission of God: Unlocking the Bible’s Grand Narrative (éd. Inter-Varsity Press): «Je dois souligner que l’image de Paul n’est décidément pas les Juifs plus les Gentils, restant à jamais distincts avec des moyens séparés d’adhésion à l’Alliance et d’accès à Dieu, mais plutôt que par la croix Dieu a détruit la barrière entre les deux et a créé une nouvelle entité, afin que les deux aient accès à Dieu par le même Esprit.»
Cependant, le problème avec ces deux sermons est beaucoup plus profond et plus conséquent qu’une mauvaise lecture de Romains 9-11. Ces prédications ont remplacé Jésus-Christ par l’Etat d’Israël comme clé herméneutique à travers laquelle nous interprétons et comprenons l’Ecriture. Les Evangiles et les propres paroles de Jésus ont été réinterprétés à la lumière de l’Etat d’Israël pour un soutien politique (et apparemment financier) à Israël.
Greffé à quoi, exactement?
Romains 11, 17 dit que «toi qui étais comme un rameau d’olivier sauvage, tu as été greffé parmi les branches restantes, et voici que tu as part avec elles à la sève qui monte de la racine de l’olivier cultivé».
Et Romains 11, 24: «Tu as été coupé de l’olivier sauvage auquel tu appartenais par ta nature, pour être greffé, contrairement à ta nature, sur l’olivier cultivé: à combien plus forte raison les branches qui proviennent de cet olivier seront-elles greffées sur lui!» Cependant, le pasteur qui a prêché à partir de Matthieu 24 a affirmé que «les Gentils sont greffés aux desseins continus de Dieu par Israël.» Plutôt que de se greffer à Israël selon Romains 11, et de devenir ainsi l’Israël «ouvert» et «expansif», le pasteur a modifié Romains 11 et inséré «les desseins continus de Dieu à travers Israël» dont la conséquence, selon toute vraisemblance, est que l’Eglise et Israël restent deux entités distinctes. L’an dernier, la Fédération romande d’Eglises évangéliques (FREE), a publié deux articles sur les relations entre Israël et l’Eglise.
Dans un texte intitulé «L’Eglise et Israël dans la pensée de Paul» Jean- René Moret, pasteur et membre de la commission théologique de la FREE souligne que «l’Eglise n’est pas un deuxième arbre à côté d’Israël; l’Eglise est encore moins un nouvel arbre qui remplacerait le premier; mais l’Eglise est le même arbre que les croyants de l’Ancien Testament.»
Responsables ecclésiaux
Les pasteurs et les anciens de l’Eglise ont la responsabilité d’enseigner la Parole et la saine doctrine. Je prie pour que les pasteurs et les anciens des deux Eglises que j’ai mentionnées ci-dessus prennent des mesures correctives, à la lumière des commentaires qu’ils ont reçus de leurs membres respectifs sur le contenu de ces deux sermons.
Article initialement publié sur le blog de l’Arab baptist theological seminary de Beyrouth
