Résister à la culture de la «petite violence»
Dans un sondage publié par le cabinet d’études et de conseil Elabe fin novembre 2023, 63% des Français déclarent se sentir souvent ou de temps en temps en insécurité. Et 81% de la population indique constater une augmentation de la violence en société. Si en Suisse on constate plutôt une régression de la criminalité, les condamnations pour injure ont presque triplé en près de quinze ans, selon une enquête de la RTS relayée par 24 heures. Les injures, le manque de politesse, l’impatience des automobilistes… tant de «petites violences» du quotidien qui sont bel et bien en hausse.
Le 20 février dans une émission de France Inter, le professeur en criminologie Alain Bauer commentait: «La violence se construit à partir de faits, réguliers, quotidiens, qui ne traumatisent que les victimes et n’intéressent pas les médias. Puis l’ordinaire de la violence produit soudain des faits divers, qui par leur intensité choquent et mobilisent, réveillent ou terrorisent. Jusqu’à ce que l’extraordinaire devienne si fréquent qu’il se fasse ordinaire.»
Qui ne s’est jamais emporté contre un automobiliste qui lui a coupé la route? Face au danger ou à une injustice, la réaction instinctive de l’être humain pousse souvent à se mettre en colère et à prononcer des mots grossiers qui dépassent la raison. «Dans les situations de la vie courante, c’est souvent la pression sur le temps qui conduit à une irritation. Lorsqu’on a le sentiment d’être en manque de temps, on s’énerve plus rapidement», souligne le sociologue chrétien Frédéric De Coninck. Dans une société où chaque minute est comptée ou décomptée, ces comportements tendent ainsi à devenir la norme, y compris chez les chrétiens.
En effet, «nous avons trop tendance à catégoriser les humains: il y aurait “les bons” et “les mauvais”. Mais cela n’existe pas devant Dieu. Il y a d’ailleurs un réflexe minoritaire grandissant parmi les chrétiens, qui se considèrent être en voie d’extinction et qui se battent bec et ongles contre “le monde”», analyse Markus Meury, sociologue et fondateur de ChristNet.
Frédéric De Coninck, auteur de Béatitudes au quotidien: la contre-culture heureuse des Evangiles dans l’ordinaire de nos vies (éd. Excelsis), estime pour sa part que le langage agressif est entré dans la norme. A l’origine de cette mauvaise habitude, il pointe notamment le rôle des réseaux sociaux où tout semble permis. «C’est lié au fait que l’on ne voit pas son interlocuteur. Les esprits s’y échauffent très vite et des injures graves comme des menaces de mort sont devenues presque une banalité.» Toutefois, en France, l’injure publique sur internet est passible d’une amende qui peut aller jusqu’à 12 000 euros (11 500 francs). En Suisse, la sanction maximale encourue est une peine de 90 jours-amende.
Une société plus égoïste?
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Créés pour permettre aux gens d’entretenir du lien social à distance, les réseaux sociaux semblent néanmoins avoir exacerbé les comportements violents. Selon Frédéric De Coninck, c’est aussi le cas des jeux vidéos prônant souvent la violence sans impunité (Assassin’s Creed, Grand Theft Auto, etc.). Autant d’éléments qui favorisent une forme d’individualisme «qui conduit à l’isolement et à l’agressivité» et d’égoïsme «qui produit aussi des comportements agressifs».
L’individualisme se caractérise en effet par une «attitude favorisant l’initiative individuelle, l’indépendance et l’autonomie de la personne au regard de la société». L’égoïsme est, selon le dictionnaire Larousse, un «attachement excessif porté à soi-même et à ses intérêts, au mépris des intérêts des autres». Et cela se produit très régulièrement quand, par exemple, une personne âgée doit rester debout dans les transports en commun alors que des jeunes sont assis sur les sièges. «Et c’est souvent d’autres adultes comme moi qui ont le réflexe de céder leurs places», note une quinquagénaire qui s’est confiée à la rédaction.
Un problème générationnel?
Difficile pour autant de faire des généralités, mais le manque de respect, de politesse ou de courtoisie concernerait davantage les nouvelles générations (ceux de la génération Z, nés entre 1997 et 2012, et les Alpha, nés après 2012). Dans un sondage d’Indeed avec OpinionWay de 2023, 44% des salariés estiment que les jeunes manquent de respect envers leurs collègues. Ils sont 39% à le penser au sein de la tranche des 18-30 ans. De plus, toujours selon l’étude, 20% des 18-30 ans avouent avoir déjà critiqué leur entreprise sur les réseaux sociaux ou sur internet. Cependant, la différence générationnelle n’est pas si grande puisque cela concerne également 16% des plus de trente ans.
Sur la route, le Baromètre annuel de la conduite responsable de la Fondation VINCI Autoroutes est, depuis 2011, «un laboratoire, un observatoire et un outil d’information dédié à la lutte contre l’insécurité routière», selon leur site internet. Le dernier rapport du 16 mai 2023 livre des statistiques édifiantes. 68% des automobilistes admettent insulter d’autres conducteurs, tandis que 59% les klaxonnent de façon intempestive. Parmi les autres données significatives, 89% affirment avoir déjà eu peur du comportement agressif des autres usagers.
Des incivilités peu documentées
Les violences touchent toutes les sphères de la société, y compris l’école. Un article du Monde du 9 janvier 2024 démontre la complexité de répertorier toutes les «petites» violences du quotidien. Cela s’explique notamment par le faible nombre de plaintes déposées dans ces situations. «A l’exception des victimes de violences physiques (21%), le taux de victimes qui déposent plainte est très faible pour les atteintes les plus fréquentes comme les injures (4%), le harcèlement moral (6%), les discriminations (2%) et les violences sexuelles non physiques (2%)», précise le rapport d’enquête «Vécu et ressenti en matière de sécurité» 2022 du ministère de l’Intérieur français.
Par ailleurs, le Centre d’observation de la société et les chercheurs du Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales relatent que de plus en plus d’infractions sont comptabilisées comme des délits. Stable entre 2008 et 2016 autour de 220 000 par an, le nombre de plaintes pour coups et blessures a ainsi atteint 350 000 en 2022. Toutefois, la part de la population qui indique avoir été agressée évolue peu ces dernières années. Le chiffre est stable avec un peu moins de 2%. «Depuis la fin des années 2000, cette proportion tend à diminuer légèrement chez les hommes et à augmenter chez les femmes», remarque le Centre d’observation. Le ministère de l’Intérieur souligne que cette tendance est liée à la sensibilisation aux violences conjugales qui incite davantage de femmes à porter plainte et au meilleur accueil qui leur est fait dans les commissariats.
La bienveillance, un message biblique
La bienveillance dans la société est un message que porte la Bible depuis des millénaires. Jésus a en effet dit à ses disciples: «C’est à l’amour que vous aurez les uns pour les autres que l’on reconnaîtra que vous êtes mes disciples» (Jn. 15, 35). Frédéric De Coninck applique ce propos au contexte actuel: selon lui, le principal enjeu pour les chrétiens face à cette évolution est de «trancher par leur bienveillance». «Aimer ses ennemis, c’est aussi aimer des personnes qui ne sont pas aimables», ajoute-t-il.
Ce commandement de Jésus est en contradiction avec les standards de la société actuelle, plébiscitant davantage l’égoïsme, l’individu plutôt que le collectif. Il reste néanmoins un défi quotidien dans la vie de chaque chrétien, confronté à des situations injustes et révoltantes où il apparaît plutôt simple de laisser ses émotions prendre le dessus. Le croyant doit-il alors nécessairement se positionner et dénoncer ces «petits» actes de violence du quotidien? A cette question, Frédéric De Coninck répond avec mesure: «Il doit protéger les victimes. Mais dénoncer pour dénoncer ce n’est pas sa mission.»