L’IA, le nouvel oracle de la vérité

Depuis quelques mois, les utilisateurs du réseau social X demandent l’avis d’un certain «Grok» sous chaque tweet, afin de vérifier la fiabilité de ce qui est posté. Grok, chatbot d’intelligence artificielle à présent gratuit et développé par xAI (propriété du milliardaire Elon Musk), est ainsi devenu pour eux la version contemporaine de la Pythie de Delphes, l’oracle d’Apollon que les Grecs antiques venaient consulter pour connaître la volonté du dieu.
«Je suis convaincu que l’IA peut devenir un nouvel oracle. Comme beaucoup d’innovations technologiques, elles sont en même temps un bienfait, une bénédiction et une malédiction», déclare le politologue Jean-Pierre Graber. Pour l’ancien parlementaire suisse, il s’agit d’un bienfait car cela facilite un certain nombre de tâches productives et administratives dans les entreprises.
Cependant, Jean-Pierre Graber alerte sur le fait que l’intelligence artificielle peut brouiller les frontières entre le vrai et le faux: «Nous vivons dans un monde caractérisé par une instabilité extrême, l’intelligence artificielle peut amplifier ce genre de phénomène et rendre le monde actuel encore plus instable qu’il ne l’est déjà.» Lui qui s’intéresse aux prophéties bibliques et se rend régulièrement sur YouTube tombe «quasi quotidiennement sur des vidéos créées par intelligence artificielle reprenant frauduleusement les traits de spécialistes des prophéties bibliques comme Jonathan Cahn aux Etats-Unis» en lui faisant dire «des prédictions absolument sulfureuses et extraordinaires à très brève échéance».
Saint Chatgpt, pensez pour nous
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«Notre relation à l’IA s’inscrit dans une longue histoire de fascination mystique pour les technologies de communication», assurent Pascal Lardellier, professeur des universités en sciences de l’information et de la communication, et Emmanuel Carré, professeur de management, dans un article publié début avril sur The Conversation. «Par mystique, nous entendons l’expérience d’une relation directe avec une réalité qui nous dépasse.» Et de citer le télégraphe, perçu au 19e siècle comme un médium spirite capable de communiquer avec l’au-delà. «Les innovations technologiques ont toujours suscité des interprétations spirituelles.»
Cependant, de l’aveu des deux universitaires, avec l’IA, cette dimension prend une ampleur inédite. D’un côté, l’IA crée l’illusion d’un dialogue direct avec une intelligence supérieure et extérieure, citant «ces étudiants qui consultent ChatGPT tel un oracle moderne pour leurs travaux universitaires». D’autre part, l’IA promet une «désintermédiation totale du savoir, abolissant toute distance entre la question et la réponse, entre le désir de connaissance et son assouvissement immédiat».
La thématique d’une intelligence artificielle qui aurait réponse à tout, aux inclinaisons très humaines, et qu’on consulterait comme un oracle n’est pas nouvelle. Du moins, elle préexistait dans la fiction. En 1960, dans son roman L’Image de pierre (éd. Gruppo Mondadori), l’écrivain Dino Buzzati imaginait un énorme superordinateur nommé Numéro Un, capable de résoudre tous les calculs, si complexe qu’il pouvait imiter l’esprit humain et même rêver d’amour.
Combler un vide
La quête d’amour et la solitude de nombreux internautes sont d’ailleurs un marché porteur pour de plus en plus d’applications utilisant l’IA – mais aussi des expériences immersives de réalité virtuelle et de réalité augmentée – et proposant de converser avec un ami ou un partenaire amoureux virtuel. C’est le cas de Replika, qui revendiquait 30 millions d’utilisateurs en août 2024. La première version de l’application a été créée en 2017 par la journaliste d’origine russe Eugenia Kuyda, dans le but de combler le vide laissé par le décès de son meilleur ami Roman Mazurenko. Elle a ainsi créé son IA en la nourrissant des messages textuels de Roman Mazurenko, afin de construire un robot écrivant des messages similaires aux siens.
Le but initial était d’ériger un «monument numérique» en hommage à cet être cher, rapporte le site spécialisé LeBigData.fr. Si l’on file la métaphore de l’oracle, n’allons-nous pas vers une forme digitalisée de nécromancie, c’est-à-dire l’interrogation, dans un but de divination, des personnes décédées afin de communiquer avec les vivants? Avec l’ajout de modèles de langage plus complexes, Replika est devenu une IA personnalisée permettant aux utilisateurs d’exprimer leurs pensées, croyances et souvenirs, tandis que de nombreux utilisateurs ont eu des relations amoureuses avec les chatbots Replika, incluant souvent des discussions érotiques.
D’autres usages de l’IA davantage tournés vers l’intérêt général sont aussi à l’étude. C’est le cas dans le domaine de la justice. Pour Manon Savard, juge en chef du Québec, «les outils d’intelligence artificielle doivent être utilisés pour améliorer le processus décisionnel, qui, lui, doit demeurer humain». «L’outil ne doit jamais remplacer l’humain», souligne-t-elle dans un entretien accordé au mensuel d’affaires publiques L’Actualité. Selon la juriste, les juges devront trouver l’équilibre entre le recours à l’intelligence artificielle favorisant l’accès à la justice et le maintien de leur indépendance et de leur impartialité.
Elle cite la conférence «L’intelligence artificielle et la fonction de juger», organisée en 2022 en France par la Cour de cassation, au cours de laquelle l’usage du logiciel COMPAS a été évoqué. Cet outil est notamment utilisé par certains Etats étatsuniens lors de procédures de mise en liberté pour prédire la récidive. Un nouvel oracle? Ou les prémices d’une organisation gouvernementale telle que Précrime, capable de prédire les crimes et arrêter par anticipation ses auteurs potentiels, comme dans le film de science-fiction «Minority Report» de Steven Spielberg?
Tuer sans responsabilité
Si, pour Jean-Pierre Graber, la dangerosité de l’outil dépend de l’usage qu’on en fait, le recours à l’IA pour déterminer le choix de cibles militaires, par exemple, tend «à déresponsabiliser les humains, les auteurs des décisions politiques ou militaires, au motif que si c’est l’IA qui le dit, ça doit être vrai». Il craint que l’usage généralisé de cette technologie n’ait par ailleurs pour conséquence d’accroître davantage «la lourde tendance du relativisme moral».
«Bien qu’utile, l’IA reste un outil imitant des fonctions humaines sans avoir les caractéristiques fondamentales de l’intelligence», tempère Laurence Devillers, professeure en intelligence artificielle à Paris-Sorbonne, chercheuse au CNRS et auteure de l’ouvrage L’IA, Ange ou Démon? (éd. du Cerf). Si l’IA peut apporter beaucoup dans de nombreux domaines comme la santé et la science, elle ne «permet pas de résoudre tous les problèmes, ni de lire l’avenir!», poursuit celle qui est membre du Comité national pilote d’éthique du numérique, dans une chronique pour Les Echos. En effet, argumente-t-elle, l’IA est fondée sur le passé avec l’utilisation de l’aléatoire dans ses algorithmes. Et Laurence Devillers de souligner: «ChatGPT n’a pas non plus réponse à tout et se base sur le passé. Il n’est ni un devin, ni un psy.» Ni un oracle. Ouf.
David Métreau
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