La dépendance aux réseaux, symbole d’un malaise sociétal
Le temps passé sur les réseaux sociaux fait l’objet de plusieurs études qui portent également sur les conséquences psychologiques de l’utilisation de ces nouveaux médias. En Californie, certains cadres de la Silicon Valley envoient leurs enfants dans une école sans écran, la Waldorf School of Peninsula aux coûts prohibitifs, un choix qui nourrit l’idée qu’ils pensent que les objets connectés peuvent créer des dépendances.
Selon un sondage Eurostat de 2021, 67% des Suisses et 45% des Français de 16 à 74 ans sont actifs sur un réseau social. A travers le monde, il y a 5,48 milliards de «socionautes». Les réseaux sociaux s’étendent à quasiment tous les recoins de la planète. L’utilisateur peut discuter avec un inconnu à l’autre bout du monde, choisir ses amis en fonction de ses préférences. Il peut retrouver des connaissances perdues de vue, découvrir des membres de sa famille éloignée avec qui partager des photos de sa famille nucléaire. Il a également la possibilité d’échanger des idées jusqu’à pas d’heure avec ceux qui partagent ses passions. Formidable outil de socialisation et de démultiplication des échanges, le réseau social est également un objet de dépendance et de comparaison avec l’autre.
Préjugés avérés?
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Qui regarde-t-on dans les échanges en ligne, soi-même ou son prochain? Communique-t-on avec lui pour recevoir des like et des commentaires? Les partages de photos de vacances, de repas, de fêtes des uns rendent-ils leurs amis heureux pour eux? La vie sociale, psychique, spirituelle s’enrichit-elle davantage? Bien des préjugés dans un sens comme dans l’autre ne sont pas toujours avérés.
Ainsi, Tim Kyle, cadre dans une multinationale informatique, conteste la croyance selon laquelle les travailleurs lambda du secteur de la tech tentent de rendre les gens dépendants. Mais, il estime qu’il y a «bien une pression chez les grands des réseaux sociaux pour faire croître l’audience et donc le temps d’audience». Mais, nuance-t-il, «chez ces grands on a souvent démarré dans les années 2000 avec une vision idéaliste du partage, de la collaboration sans réfléchir aux conséquences néfastes que leurs algorithmes pouvaient avoir. Aujourd’hui les grands groupes américains ont mis en place des comités d’éthique.» Une démarche que certains grands groupes prennent au sérieux, assure-t-il, contrairement à ByteDance, la société mère de TikTok, réseau qui «possède l’un des algorithmes générant une utilisation parmi les plus addictives du marché» (l’utilisateur moyen y passe 95 minutes par jour, ndlr).
Autres préjugés infirmés, une étude menée à l’université de Berlin en 2012 a montré que des étudiants se sentaient moins seuls quand ils postaient davantage sur les réseaux sociaux, même sans que les autres ne réagissent. Un bon point pour les réseaux sociaux accusés d’engendrer un sentiment de solitude. En revanche, une étude menée en 2021 en Allemagne auprès de 327 sujets d’une moyenne d’âge de vingt-trois ans indique que les personnes atteintes de «narcissisme grandiose» sont plus susceptibles que les autres de développer une dépendance à Facebook. Une autre étude menée en 2011 par le département des sciences du comportement de l’université de la vallée de l’Utah indique que l’impact de l’utilisation de Facebook est mauvais pour l’estime de soi: les sujets avaient l’impression que leurs amis étaient plus heureux et avaient une meilleure vie que la leur, oubliant qu’il s’agit également d’afficher des apparences.
Le besoin de s’exposer pour s’apprécier soi-même
Selon cette dernière étude menée auprès de 425 étudiants, moins on connaît un contact, plus on a le sentiment que la vie qu’il affiche sur Facebook est due à sa personne et non à une situation. L’étude révèle que plus on a d’amis sur le réseau social, plus on estime qu’ils ont une meilleure vie que soi, mais aussi que l’appréciation de la réalité varie avec la durée d’utilisation. Ceux qui étaient sur Facebook depuis plus longtemps que les autres trouvaient moins facilement que ces derniers que la vie était juste. Pourtant, la quête du plus grand nombre d’amis, la volonté d’épater ou d’être le centre d’attention continue à nourrir les utilisateurs des divers réseaux. Quitte à oublier de se protéger psychiquement.
Le docteur Serge Tisseron, psychiatre et psychologue, spécialiste du numérique, a forgé le concept d’«extimité» qui désigne le désir d’afficher une part d’intimité afin d’avoir une bonne appréciation de soi. Cette extimité est à distinguer de l’exhibitionnisme. Il souligne la difficulté de l’être humain «à faire des anticipations sur du long terme lorsque les bénéfices immédiats sont tangibles et concrets», une incapacité que l’extimité transforme en vulnérabilité: l’utilisateur du réseau social ne voit pas les risques à abandonner ses données personnelles, puisqu’elles sont invisibles. Or «au fur et à mesure que ces plateformes nous connaissent, elles nous font de plus en plus de propositions correspondant à nos goûts présumés afin d’augmenter la probabilité de nous faire répondre et interagir», souligne-t-il dans une interview accordée à Atlantico. L’une des conséquences est d’enfermer le «socionaute» dans ses choix et de l’«éloigner progressivement de la capacité de comprendre les choix des autres».
L’obsession du nombre d’amis
Observant le besoin de collectionner les amis et d’impressionner en ligne, Jason Thacker, éthicien du numérique auprès de la Convention baptiste du Sud, parle de mensonge à soi-même. «Nous sommes tous tentés d’accepter le mensonge selon lequel une véritable communauté et de vraies amitiés peuvent se former à distance via un petit morceau de verre et quelques émoticônes». Or, souligne-t-il, d’une part ces réactions sont différentes de celles des amitiés réelles, car ces dernières «sont désordonnées et ne répondent souvent pas aux désirs de récompenses immédiates»; d’autre part, «la Bible nous rappelle via de nombreux exemples, tels que la relation entre le roi David et le prophète Nathan, que les amitiés ne consistent pas à répondre à ses besoins mais à donner la priorité aux besoins d’autrui». Cette réalité peut signifier des conversations gênantes, dures, mais aussi une présence physique comme lorsque Nathan confronte David à son péché (2 Sam. 12).
Pour Tim Kyle, «les chrétiens devraient penser à l’éthique du numérique, mais peu le font, alors que les implications morales sont gigantesques et structurantes pour la société et l’Eglise». Alors que le jeune de vingt ans passera vingt à vingt-cinq ans de sa vie devant un objet connecté, la francophonie chrétienne semble ignorer le danger. Elle pense davantage aux sujets d’éthique concernant la famille ou la sexualité, importantes mais pas uniques questions essentielles, constate-t-il.