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Humanitaire et évangélisation: deux mondes en tension?

© persecution.ch / Photo d’archives
Définir la «mission» est bien plus ardu qu’il n’y paraît. Sur le spectre évangélisation-humanitaire, les limites sont parfois brouillées. Est-ce mieux ainsi?
Celia Evenson

«Je deviens un peu las de me voir poser la même question qui était posée dans les années 1970 et 1980: “Quel est, à votre avis, le plus important, l’évangélisation ou l’action sociale?”», avait confié le missiologue Christopher Wright en 2023, dans un podcast du Mouvement de Lausanne. En effet, la question d’où placer le curseur de la mission entre humanitaire et évangélisation a longtemps travaillé le milieu évangélique, mais est-elle toujours d’actualité pour les missions chrétiennes?

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Parle-t-on de la même chose?

«Définir la mission est une question compliquée, il n’y a pas d’accord entre chrétiens évangéliques et c’est peut-être ça le problème», pointe Daniel Hillion, directeur des études au Service d’entraide et de liaison (SEL). «D’abord parce que le mot “mission” n’est pas un terme technique dans la Bible», signale-t-il. «La mission a trait au fait de faire connaître Jésus, sa personne, son œuvre en vue d’une réponse de repentance et de foi», avance-t-il.

Le débat actuel porte sur l’acteur de la mission: «On peut définir la mission comme étant l’action de Dieu dans le monde, au travers de la personne et de l’œuvre de Jésus-Christ, pour le salut de l’humanité et la restauration de la Création. Les Eglises y sont impliquées pour proclamer et mettre en pratique l’Evangile parmi les nations», affirme Nirine Jonah, professeur en missiologie et interculturalité à la HET-PRO. Il souligne que la mission est d’abord celle de Dieu et que les façons dont l’Eglise s’y associe sont moins fixées.

La tension évangélisation-action sociale n’est pas une constante dans l’Histoire. Depuis les premiers siècles, l’Eglise a proclamé l’Evangile et eu une action sociale. Toutefois, «dans un contexte de chrétienté, l’Eglise et la société se recoupaient, il n’y avait donc pas le même rapport à l’extérieur», rappelle Daniel Hillion. Alors que les évangéliques étaient déjà partisans d’une séparation de l’Eglise et de l’Etat, «ils se sont toujours impliqués dans des actions sociales en fondant des hôpitaux missionnaires, en menant une campagne pour les réformes des prisons, en soutenant des syndicats», rappelle Timothée Joset, professeur associé de missiologie à la Faculté libre de théologie évangélique de Vaux-sur-Seine. Longtemps, les deux aspects ne sont pas apparus contradictoires ni même concurrents spirituellement.

Dissensions théologiques

Toutefois, le libéralisme théologique, qui envisageait de construire le Royaume de Dieu par un progrès social linéaire, a conduit certaines œuvres chrétiennes à mettre en question la nécessité de la conversion des individus pour leur salut. «Au tournant du 20e siècle, en réaction au mouvement dit de “l’Evangile social”, les évangéliques se sont arc-boutés sur une optique plus restreinte. Celle-ci a été mise en évidence lors du Congrès de Berlin en 1966, puis au Congrès de Lausanne en 1974, au cours duquel les conférences des missiologues latino-américains Samuel Escobar et René Padilla ont fait grand bruit», relate Timothée Joset. «Depuis, la tension persiste et n’a jamais été éliminée des grands textes missionnaires.»
Certains parlent de priorité de l’évangélisation et d’urgence à la proclamation. Daniel Hillion met en garde contre le poids que le langage de l’urgence fait porter sur les épaules des chrétiens, négligeant la souveraineté de Dieu. Il souligne aussi que les chrétiens peinent à accorder de l’importance à ce qui n’est pas la priorité, alors que «nous sommes appelés à accomplir ce que Dieu veut que nous fassions». Pour cette raison, l’Engagement du Cap de 2010 préfère parler de centralité de l’Evangile.

Une tension à accueillir

En effet, si les missions occupent une position extrême, elles risquent de perdre leur identité chrétienne. «Même si on ne prêche pas, nous sommes tous appelés à répondre de notre espérance chrétienne», insiste Daniel Hillion. Inversement, une évangélisation qui ne fait pas de discipulat, y compris en enseignant à obéir aux commandements de Jésus dans le domaine social, peut aboutir à des résultats superficiels, voire dangereux.

L’accusation de vouloir faire des «chrétiens du riz» (qui se disent convertis pour profiter des ressources des chrétiens) a pu freiner l’élan de certains missionnaires. Sur le terrain, les missions se positionnent en fonction de leurs vocations variées et surtout du contexte, de ce qui est possible et nécessaire de faire. «Il y a quelques années par exemple, la mission Portes Ouvertes, dont les activités étaient très orientées vers la prédication ou la fourniture de Bibles dans son aide aux chrétiens persécutés, a dû mettre en place une branche “sociohumanitaire” de sa mission, parce qu’elle se rendait compte qu’il est très difficile de “prêcher à des ventres vides”», analyse Timothée Joset.

Toutefois, «ces réflexions sur l’articulation entre l’action humanitaire et l’évangélisation sont prises au sérieux par les missions évangéliques», selon Nirine Jonah. Il cite l’exemple de Connect Missions, un réseau de missions évangéliques francophones regroupant 51 œuvres, et du collectif Association au service de l’action humanitaire, regroupant 28 organisations de différentes confessions chrétiennes, qui ont organisé des forums sur la mission intégrale en 2016 et en 2024.

La mission évangélique s’est déroulée dans un contexte historique de colonisation, rappelle Daniel Hillion. Sans forcément adopter la grille de lecture «décoloniale», les missions des pays du Nord doivent se laisser interpeller sur la question par les chrétiens du Sud. D’autant plus qu’actuellement, les flux missionnaires se font dans tous les sens.

Une tension à accueillir

Nirine Jonah, Helvético-Malgache et vétérinaire de formation, est perplexe: «Personnellement, avec mon arrière-plan culturel holistique, je ne vois pas de tension entre les deux dimensions, mais la question se pose dans une culture sécularisée.» Selon lui, la dimension spirituelle alimente même l’action humanitaire dans les pays où celle-ci n’est pas exclue de la société: «Les aides humanitaires sans considérations spirituelles apportées par des Occidentaux dans les pays du Sud, malgré les initiatives et gestes louables, peuvent avoir des impacts limités dans les pays dont l’arrière-plan culturel est holistique», selon lui. «En effet, les influences importantes du monde invisible ne sont pas touchées alors qu’elles peuvent être à la source des pratiques freinant parfois le développement dans le domaine économique ou dans d’autres domaines.»

C’est aussi une force pour les humanitaires eux-mêmes. «Beaucoup d’activistes non chrétiens s’engagent, mais sont souvent désillusionnés parce qu’ils se rendent compte que les forces adverses sont très puissantes (corruption, changement climatique, etc.)», constate Timothée Joset. «Compter sur ses propres forces seulement peut être épuisant à la longue. Cela ne dévalorise pas leur engagement, mais en tant que chrétiens, nous avons une approche pleine d’espoir parce que nous savons que ce n’est pas juste une question de qui sera le plus fort ou le plus convainquant, mais de participer à ce que la volonté de Dieu soit faite sur la Terre comme au ciel.» Pour Daniel Hillion, la tension évangélisation-humanitaire ne doit toutefois pas forcément être évacuée. Celle-ci, en effet, est le reflet de la tension d’un monde entre Création et nouvelle Création et nous invite à nous tourner vers Dieu dans la prière.

Qu’attendre de Lausanne IV?

Du 22 au 28 septembre aura lieu la quatrième conférence mondiale du Mouvement de Lausanne (cf. Christianisme Aujourd’hui d’avril 2024). Après Lausanne (1974), Manille (1989) et Le Cap (2010), Séoul accueillera près de 5000 représentants des évangéliques du monde. De nombreux thèmes seront abordés afin de mieux définir l’identité évangélique dans un monde qui se transforme rapidement, dont le rapport à la mission, au centre de l’Engagement du Cap de 2010. Ce document, fruit des discussions de plus de 4000 participants de 198 pays, appelait notamment les chrétiens à «répondre aux réalités de [leur] propre génération».

Christianisme Aujourd'hui

Article tiré du numéro Christianisme Aujourd’hui Septembre 2024

Dossier: La mission, entre humanitaire et évangélisation

Quel partage avec les personnes musulmanes?

La culture musulmane requiert une approche spécifique quand il s’agit de l’annonce de l’Évangile. Entretien avec Vincent Wastable (photo en médaillon), responsable communication de la mission SIM France-Belgique.

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