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Le vieil homme et la croix

Pour bien commencer la période de Pâques, la rédaction vous propose une nouvelle.
Michel Béghin

Le docteur Chartier est épuisé. Alors qu’il ouvre la porte de sa maison, son fils Louis se lance vers lui en courant et se serre contre ses jambes avant de repartir aussi vite dans sa chambre. Stéphanie, sa femme, le débarrasse de sa sacoche et l’embrasse furtivement.
L’ambiance familiale lui fait presque oublier sa fatigue, les visites à domicile, les rendez-vous au cabinet, les malades chroniques parfois grincheux et les maux inexplicables difficiles à soigner.

— Dure journée, avoue-t-il dans un soupir.
— J’ai l’impression que chaque jour devient un défi, commente Stéphanie…

Le médecin s’affale dans le canapé, il n’a pas encore envie de se mettre à table pour le dîner. Sa femme vient auprès de lui, comme pour l’encourager dans sa lassitude.

— C’est vrai, poursuit-il tranquillement, mais chaque journée peut apporter son lot de surprises… Tiens: aujourd’hui, il m’est arrivé quelque chose de curieux. Tu sais qu’on est en pleine Semaine sainte?
— Euh… oui, répond Stéphanie évasivement. Mais je ne vois pas le rapport…

Ces deux trentenaires, comme beaucoup d’autres, n’ont pas reçu d’éducation religieuse. En effet, leurs parents respectifs n’ont pas voulu leur «imposer» de croyance, leur laissant la responsabilité de s’informer sur les religions puis de faire un choix à l’âge adulte.

Cependant, ils ne se sont jamais informés et n’ont donc jamais rien choisi. Pour Stéphanie comme pour Julien, Jésus est un personnage rempli d’amour, juste, honnête, malheureusement crucifié sans doute par erreur, peut-être par jalousie ou même par méchanceté. C’est un héros admirable, comme l’étaient Mohandas Gandhi et Nelson Mandela… Mais l’histoire biblique du sacrifice de Jésus n’a guère plus d’importance que le père Noël ou le lapin de Pâques, quoique plus intemporelle…

— Eh bien, figure-toi qu’aujourd’hui, j’ai visité Madame Cruchet. Tu sais, la dame diabétique du quartier de la Plaine… Elle m’a supplié d’aller voir son voisin, un inconnu, qui selon elle ne se portait pas bien du tout… Je lui ai rendu visite et effectivement, le pauvre souffrait dans son lit! Mais le plus surprenant, c’est ce qui est arrivé après: en l’auscultant, j’ai fait tomber un cadre posé sur sa table de chevet. Je l’ai ramassé. Il s’agissait d’un dessin représentant une sorte de croix: on y voyait en haut des mains jointes en prière, puis d’autres mains, en bas, comme si elles tiraient quelqu’un d’un gouffre et, sur les côtés, d’autres encore, entrecroisées en signe d’entraide… Et comme j’observais cette curieuse croix, l’homme m’a avoué en souriant qu’il l’avait dessinée lui-même.

Le médecin se gratte la tête et se redresse sur le sofa avant de reprendre:
— C’était vraiment naïf, presque un dessin d’enfant… Mais il m’a confié quelque chose qui me trotte dans la tête. Il m’a dit: «Oui il y a ces mains, ça peut être les vôtres et les nôtres, mais si elles sont là, c’est qu’il y a surtout deux autres mains, au-delà, derrière. Des mains qui ont saigné pour vous, pour nous, clouées sur une croix… et le sang qui en a coulé était intentionnel, ça devrait vous parler, vous qui êtes médecin. Du sang qui est versé pour une raison particulière, des souffrances qui ont un sens. Jésus l’a fait, pour vous, pour nous. Et ses mains sont toujours vivantes pour nous indiquer le chemin de la vérité, de la vraie vie, c’est ça le sens de la Semaine sainte…»
Julien fait une pause. On n’entend plus que le tic-tac de sa montre.

— Ouais, c’était quelque chose comme ça… Mais l’état du pauvre homme s’empirait à vue d’œil, il parlait assez difficilement. J’ai dû appeler les pompiers et on l’a amené aux urgences.
Stéphanie a écouté avec attention, sans interrompre son mari, devinant son trouble, lui qui a pourtant vécu des situations dramatiques à cause de sa profession. C’est elle qui brise le silence.

— C’est vrai qu’on n’a jamais vraiment réfléchi à tout ça. On se laisse prendre par le quotidien, les habitudes. Les questions, c’est toujours pour plus tard et peut-être qu’on finit par ne jamais se les poser… A quoi sert réellement cette vie que tu défends chaque jour auprès de tes malades?

Soudain, Louis fait une entrée tonitruante et se lance auprès de ses parents en implorant:
— Maman, je peux manger mes œufs en chocolat?
Le couple se regarde. Ils éclatent de rire.

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Quelques jours plus tard, le téléphone sonne au cabinet de Julien.

— Docteur Chartier?
— Oui?
— C’est Madame Cruchet. Je ne vous appelle pas pour moi. Je voulais vous dire que mon voisin, Monsieur Miroux… vous savez, vous l’avez vu la semaine dernière? Eh bien, il s’est éteint tranquillement, je dirais même sereinement. Il venait d’être ramené chez lui. Et avant de partir, il m’avait fait appeler et m’avait dit de vous donner «son cadre», comme il l’appelait. Il m’a dit: «C’est pour ce docteur, il sait que le sang ne coule pas pour rien, il avait l’air si brave.» C’était bizarre et je ne sais pas si vous comprenez…

— Oui, oui, Madame Cruchet, je comprends, la coupe-t-il. Je prendrai «son cadre» quand j’irai vous visiter, c’est promis…

Et d’ajouter, avant de raccrocher:
— Il me rappellera que notre vie peut toujours être entre de bonnes mains… toujours!

Christianisme Aujourd'hui

Article tiré du numéro Christianisme Aujourd’hui Mars 2024

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