La «cancel culture», boisseau du christianisme?
La nomination de l’écrivain français Sylvain Tesson comme parrain de la 26e édition du Printemps des poètes a provoqué de vives réactions de la part de certains acteurs du monde de la culture. 1200 poètes, éditeurs, libraires et bibliothécaires ont dénoncé ce choix dans une tribune publiée dans le quotidien Libération, qualifiant l’auteur de Panthère des neiges (éd. Gallimard) d’«icône réactionnaire» ou encore de «figure de proue de l’extrême droite littéraire». «Quel est mon crime et qui sont les juges?», a rétorqué le principal intéressé lors d’un entretien accordé à France 2. Déplorant une forme de conformisme ambiant, Sylvain Tesson a estimé que les critiques à son égard sont «symptomatiques d’une incapacité énergétique à accepter que les choses puissent être autres que soi-même». Par tribunes interposées, de nombreux journalistes, chroniqueurs et essayistes ont qualifié cette controverse de manifestation d’une cancel culture en Europe, menée par des «purificateurs» prétendant décider quels artistes, intellectuels et idées peuvent s’exprimer.
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Contre les libertés individuelles
En quoi les chrétiens seraient-ils aussi concernés par cette cancel culture – ou en bon français «culture de l’effacement», «culture du bannissement» voire «culture de l’annulation»? Et surtout, quelle réponse à ce phénomène? Cette pratique consiste à dénoncer publiquement, en vue de leur mise au ban, des personnes, des groupes ou des instances. Celles-ci sont jugées responsables d’actes, de comportements ou de propos perçus comme inadmissibles ou inappropriés.
La cancel culture est née sur les campus universitaires aux Etats-Unis avant de se développer aussi en Europe, rappelle le politologue suisse Jean-Pierre Graber. «Ce phénomène qui a traversé l’Atlantique est un peu moins présent en Suisse qu’en France», précise-t-il. Pour cet ancien parlementaire se définissant comme un libéral conservateur d’inspiration chrétienne, il est du devoir du chrétien de combattre cette contre-culture.
«Aujourd’hui, la cancel culture va étiqueter “extrême-droite” tout ce qui est conservateur ou hors du cadre défini par une certaine idéologie», déclare-t-il. «Si aujourd’hui par exemple, vous êtes contre le mariage religieux entre couples du même sexe ou en défaveur de l’adoption d’enfants par ceux-ci, vous serez taxé d’homophobie ou d’extrémisme. Et ces personnes qui prônent la cancel culture voudront vous faire taire.» Pour lui, un des combats que les chrétiens devraient mener «outre l’annonce de l’Evangile» est la lutte, «avec d’autres», pour la défense des libertés individuelles. «Je crois que cette cancel culture, pensée unique des années 2020, totalitaire et intolérante par essence, est dangereuse pour la démocratie libérale elle-même.» Il encourage donc les chrétiens à chérir et à défendre la liberté de conscience, de pensée, de réunion, d’association, de culte, d’opinion, de croyance, de la presse…
Une censure d’opinion
Influenceuse sur les réseaux sociaux et en particulier sur TikTok où plus de 450 000 abonnés la suivent, Johanna Exbrayat, pasteure à l’Assemblée chrétienne de Belfort-Montbéliard, a fait les frais des excès de cette cancel culture. «Une des mes vidéos – pourtant anodine – a été tellement signalée par des utilisateurs lors d’une opération coordonnée que TikTok l’a supprimée. Mon tort? Avoir encouragé à “suivre Jésus” plutôt que de “suivre son cœur”. Ce n’est pas un appel à la haine, je ne cible personne dans cette courte vidéo qui s’adresse en premier lieu aux jeunes chrétiens. Mais ce discours a visiblement dérangé des personnes qui se sont dit: “On va la lyncher”.»
Malgré la contestation de la pasteure, le réseau social chinois n’a pas remis la vidéo en ligne. Elle dénonce donc une censure lâche: «Quand les partisans de la cancel culture veulent qu’une chose ne soit pas dite ou retirée, tous les coups sont permis et le dialogue est impossible. Cela peut aller jusqu’à produire un certain chaos. Or Jésus parlait avec toutes sortes de gens. Il n’utilisait pas la force pour véhiculer son message. Ceux qui n’étaient pas d’accord ou en cheminement venaient lui poser des questions.»
Une forme de persécution
La cancel culture est symptomatique d’une société polarisée qui a du mal à accepter une ambivalence, souligne Jacques Nussbaumer, professeur de théologie systématique et vice-doyen de la Faculté libre de théologie évangélique de Vaux-sur-Seine. «Il y a toutefois un aspect qui peut être louable dans cette fameuse cancel culture: être attentif à des choses qui abîment ou risquent de susciter de la violence. Mais le côté anarchique de la réponse est problématique. “Ce qui n’est pas dans mon camp” devient à abattre. Que fait-on de notre passé? Quid des commémorations de figures ambivalentes? Il est possible de se souvenir du bien sans approuver le reste.»
Jean-Pierre Graber observe d’un œil circonspect les «apôtres» de la cancel culture. «Peut-être ont-ils soif de pureté laïque? Mais la démocratie s’accommode mal des désirs de pureté absolue. Pour moi, cette aspiration est ontologiquement dangereuse.» Il déplore surtout le manque de réciprocité de ses «adeptes». «Ils ne sont pas disposés à accorder le principe de liberté d’expression qu’ils revendiquent pour eux.» Selon le politologue, «cette cancel culture est foncièrement antichrétienne et prospère dans une société déchristianisée en perte de repères.»
«Subtilement, la cancel culture veut nous amener à penser comme elle», déclare Johanna Exbrayat. «Elle nous fait culpabiliser par du harcèlement si on “faute”. Elle veut imposer tout en présentant ses défenseurs comme les gentils de l’histoire. Le christianisme n’est pas dans l’agressivité, ni l’étouffement. Le Christ invite, se propose. Il ne s’impose pas.» La pasteure met en parallèle les effets indésirables de cette culture de l’annulation avec des pratiques jugeantes et légalistes parfois suivies par certains chrétiens.
L’Église comme réponse
En réaction à cette tendance de fond, l’Eglise se doit d’être contre-culturelle et apporter ce qu’il faut d’équilibre et de nuance, encourage Jacques Nussbaumer. «La doctrine chrétienne de la rédemption, du pardon et de la vie nouvelle n’identifie pas la personne seulement au mal qu’elle a commis, mais laisse la possibilité au changement, à un avenir différent», explique-t-il.
«Ce que je vois de mal chez l’autre résonne dans ce que j’ai en moi», poursuit le théologien. «Dès lors, ce regard évite de se prendre “pour le grand Inquisiteur qui va nettoyer les écuries d’Augias”. Il faut travailler sur soi et sur ce qui pourrait pousser chacun dans le mal qu’on est censé dénoncer. La cancel culture veut condamner les personnes à bannir à un enfer terrestre, les couper de l’épanouissement de leur vie ici. Or, la grâce doit toujours avoir droit de cité. Il faut travailler la nuance et assumer l’ambivalence», conclut-il.