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À l’aube d’une nouvelle ère, le réveil qu’on n’attendait pas

© GettyImages
«Éveillé». Voilà ce que signifie le terme «woke». Doit-on percevoir cette culture comme une autre «renaissance» ou d’autres «lumières»? Enquête.
Charlotte Moulin

Après neuf mois de discussions, le Conseil d’Etat français a fini par accepter un compromis à l’automne dernier concernant la place de la statue de Marie à La Flotte-en-Ré, sur l’Ile de Ré. Les nombreuses contestations contre la présence de ce symbole religieux, notamment initiées par le groupe La Libre-pensée 17, ont abouti à son retrait de la place publique, sans qu’elle soit déboulonnée. Elle siègera bientôt dans le jardin privé d’une association non confessionnelle qui en a fait la demande… et sera donc simplement décalée de quelques mètres.

Si de plus en plus de croix, de statues d’anges et d’autres personnages issus de la tradition chrétienne disparaissent des espaces censément laïcs en France, la séparation concrète de l’Eglise et de l’Etat est loin d’être la seule cause que défendent les partisans de ce que l’on nomme le wokisme. Ecologie, féminisme, genres, justice sociale, racisme: certaines causes rejoignent celles de beaucoup de chrétiens. Toutefois, l’action et la communication souvent violentes de militants radicaux mettent des enjeux de la culture et de l’histoire en question.

Ainsi, une statue de Napoléon – qui a rétabli l’esclavage en 1802 – a failli être retirée de sa place devant l’hôtel de ville de Rouen, au profit d’une figure du féminisme.

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Religion ou attitude?

Le terme woke («éveillé» en anglais) étant connoté péjorativement, Léa Rychen, apologète au sein du média imagoDei, préfère parler de «culture woke» plutôt que de wokisme. Si dans la presse elle entend bien parler du phénomène comme d’une religion, l’expression est pour elle plus pertinente. Elle suggère qu’il s’agit là «d’une nébuleuse et non d’une doctrine structurée. Cette culture est marquée par une quête pour la justice sociale et la défense des minorités, avec l’impératif de débusquer toutes les inégalités, même inconscientes ou invisibles», commente-t-elle.

«Avec la culture woke, il faut être prêt à demander pardon, par exemple, pour son “privilège blanc” et ses postures racistes envers les minorités non blanches. Il faut être prêt à changer son langage et sa vision du monde afin de participer à cet élan de justice sociale. C’est là un aspect religieux, qui s’apparente à un appel à la repentance», relève en outre la journaliste diplômée en arts et humanités et en théologie.

Arracher les racines des inégalités en déconstruisant un système global – perçu comme oppressif par nature – peut ici constituer un principe supérieur, de quoi dépend la destinée de l’humanité. «La doctrine woke peut s’apparenter à une révélation qui amènerait une conversion mentale, qui rendrait l’invisible visible», complète Jérémie Chassing, auteur de la fiche repère «wokisme» du Comité protestant évangélique pour la dignité humaine. Le pasteur normand rappelle l’existence de grands rassemblements où des Blancs, parce qu’ils sont blancs, confessent leur supposé racisme inhérent et sont invités à faire amende honorable, particulièrement aux Etats-Unis où est né le phénomène.

«Une dangereuse caricature des valeurs chrétiennes»

Jérémie Chassing est loin de nier qu’il existe encore bon nombre d’inégalités et d’injustices à résoudre, «mais ce n’est pas en superposant à la réalité une surréalité imaginaire qu’on pourra les combattre». Il poursuit: «L’Evangile est tout sauf une négation de la réalité. Il nous invite au contraire à regarder en face ce que nous sommes et ce qu’est notre monde.»

Philippe Floirat, auteur de La colombe et le pigeon face aux dérives du message évangélique (éd. Viens et Vois) va encore plus loin. Pour lui, le wokisme est «une dangereuse caricature des valeurs chrétiennes». En effet, le mouvement repose – comme le message du salut biblique – sur «la notion d’un péché originel à la source de tous les autres», analyse-t-il. «Ce péché fondamental n’est cependant pas la rébellion contre une autorité divine mais contre l’inégalité.» Ainsi, pour résoudre les problèmes du genre humain, il faudrait instaurer une égalité parfaite – simultanément entre les hommes et les femmes, entre tous les styles de vie, entre les différentes sexualités, entre toutes les croyances.

Face à la prédication d’une repentance collective, Philippe Floirat réplique: «Il n’y a pas de résolution possible du problème de l’injustice hors d’une démarche personnelle, qui suppose une remise en question de soi, sincère et radicale. Je soupçonne que beaucoup de ces militants sont plus malheureux que la moyenne des gens. Ils ont d’autant plus besoin de l’Evangile.»

Des parallèles bibliques

Léa Rychen tempère: «Si la culture woke a des caractéristiques religieuses, il me semble pourtant que ses intentions sont bonnes. Mais en évacuant Dieu, elle se prive de celui qui, au-dessus de tout système humain, peut réellement purifier nos structures de leurs inégalités et amener la vraie justice intégrale.» Léa Rychen note aussi que la justice sociale, notamment, est une préoccupation profondément biblique puisque Dieu se révèle comme juge et comme «une incarnation même de la justice». Les nombreux prophètes de l’Ancien Testament ont aussi un intérêt marqué pour la justice sociale, explique-t-elle.

Elle voit aussi dans ces démarches un parallèle avec Jésus qui, selon les pharisiens de son époque, très pieux et conservateurs, «désacralisait les traditions et cherchait à réécrire l’Histoire», par exemple en guérissant des personnes le jour du sabbat ou en laissant ses disciples manger sans se laver les mains selon les rites du judaïsme. D’ailleurs pour Jérémie Chassing, il n’est pas non plus question de prétendre que l’Histoire et la culture sont intrinsèquement bonnes «car elles sont à notre image, elles témoignent du meilleur comme du pire».

Le bref constat du pasteur rappelle qu’en 2023, le bâtiment Carl Vogt de l’université de Genève a été débaptisé. Ce naturaliste et ancien conseiller national suisse du 19e siècle est en effet connu pour avoir soutenu que l’homme noir était le «chaînon manquant» entre le singe et l’homme blanc… En France comme en Suisse, chaque personne informée sur le passé pédophile du réalisateur Roman Polanski, que les gouvernements refusent d’extrader depuis 1978 aux Etats-Unis où il risque cinquante ans de prison, a dû prendre le parti de regarder ou non ses films.

Un phénomène utile pour se remettre en question

«Le wokisme nous permet aujourd’hui de réfléchir à ces faces sombres (de la civilisation occidentale), à ces échecs et à ces turpitudes d’une manière qui devrait nous permettre de mieux construire notre présent et notre futur», modère également l’essayiste et politologue Romuald Sciora, dans une interview donnée à Radio France en début d’année. Une remise en cause que l’apologète d’imagoDei, pour qui le chrétien doit se laisser «questionner par la culture ambiante, et reconnaître que Dieu lui-même vient souvent nous bousculer dans nos a priori», soutient jusqu’à un certain point. Elle appuie en effet: «Je ne crois pas que le chrétien soit appelé au conservatisme par défaut.» En revanche, il a le privilège de pouvoir chercher un juste discernement qui vient de Dieu pour mener ses réflexions «avec nuance et sensibilité».

Quels comportements constructifs un chrétien peut-il adopter pour sa part lorsqu’il veut dénoncer des injustices dans un domaine qui lui est cher? Pour Léa Rychen, un homme ou une femme «prêt à se mettre à genoux et implorer Dieu pour son action dans le monde», tout comme un chrétien militant ou une personnalité politique a aussi les moyens de se battre. Elle conclut: «Quoi qu’il en soit, depuis ses premières pages, la Bible appelle les êtres humains créés à l’image de Dieu à avoir une conduite responsable, engagée, radicale et active envers la Création. C’est-à-dire l’environnement et l’humanité, ainsi que la culture que celle-ci crée et dans laquelle ils évoluent.»

Christianisme Aujourd'hui

Article tiré du numéro Christianisme Aujourd’hui Mars 2024

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