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Louange à la routine

© Alliance Presse
Le philosophe protestant français Olivier Abel célèbre, à contre-courant, les vertus des habitudes dans le couple et dans la vie spirituelle. Invitation à se «dépayser dans le proche»
Sandrine Roulet

Le dernier chapitre de votre ouvrage «Le mariage a-t-il encore un avenir ?» est un éloge à l’habitude, à une certaine forme de routine. Qu’est-ce qui vous a motivé à aborder ce sujet ?C’est que l’invention du mariage moderne, dont je montre qu’elle est concomitante à l’invention du divorce, était au départ un formidable moteur d’émancipation, pour la femme bien sûr, mais au fond pour une conjugalité librement fidèle, une alliance au sens biblique du terme. Loin de cette intention superbe, aujourd’hui, ce que nous récoltons surtout c’est l’exclusion, le fait que chacun soit à la merci d’être jeté, rejeté, de son travail, de sa famille, de sa société.C’est pourquoi je pense si important aujourd’hui de penser sérieusement une valeur qui me semble l’inverse de l’émancipation, celle de l’attachement. Oui, nous devons valoriser les petites attaches qui font la singularité des existences.
C’est pourquoi je vais, dans ce livre, jusqu’à proposer un éloge de l’habitude. On croit que les couples se font par les grands sentiments, mais ils restent ensemble par la patience de cohabiter, de mêler les habitudes, c’est-à-dire à la fois de les respecter et de les modifier ensemble.
–CREDIT–
L’émancipation devient folle lorsqu’elle perd ce brin de fidélité qu’introduit en elle le libre-attachement, la reconnaissance de nécessaires attaches et peut-être aussi d’une certaine finitude.Quelles vertus trouvez-vous à la routine ?L’habitude est souvent méprisée, comme une routine qui rendrait peu à peu insignifiants les plaisirs les plus sublimes ou les vertus les plus héroïques ; comme une rigidité qui prêterait
à rire ; comme une inertie emprisonnant les pratiques. Mais je pense au contraire qu’elle est inséparable de nos facultés les plus complexes : les pierres ont peu de routines. Jetez la même pierre cent fois dans la même direction, elle n’en acquerra pas pour autant l’habitude !L’habitude signale une faculté supérieure d’incorporation, où un mouvement, une sensation, un acte, une parole deviennent une faculté, une possibilité nouvelle, la forme de l’organe, une manière d’être du corps. Ce que les philosophes
médiévaux à la suite d’Aristote appelaient une seconde nature. Un seul exemple : notre langage,
notre faculté de parler, s’appuie sur des habitudes. Supprimez les habitudes, vous verrez à quel point tout dans nos vies s’effondre.Ces vertus sont-elles aussi vraies pour l’approfondissement
spirituel ?Mais bien sûr ! Ces vertus de l’attachement sont notre enracinement, notre sol. En un mot, je dirais notre fidélité. Nous prenons appui sur quelque chose de solide, qui vient de loin, de très loin et qui demeure – le mot est important – pour les siècles des siècles.Il est certes des choses qui passent et heureusement
! Et je ne voudrais pas pour autant condamner
les vertus de l’émancipation : la Réforme,
après tout, notamment chez Calvin, a tenu à mettre debout des fidèles enfin un peu adultes, capables de lire par eux-mêmes, capables de Louange à la routine PHOTOS: DR – DR
reconnaître par eux-mêmes le pacte qui les liait, capables de gratitude, justement.Mais la vertu de fidélité est sans doute ce qui nous manque aujourd’hui pour résister à ce «monde», qui est justement un monde où il nous est demandé de larguer nos attachements,
de rompre avec toute routine, d’être flexibles au management de nos vies par l’argent.Dieu résiste à cette terrifiante image de l’humanité que nous offrons. En nous offrant sa fidélité, il nous donne la faculté de sentir
que nous sommes toujours et encore des enfants, que nous portons un attachement inaliénable.Les évangéliques sont friands de sermons et de prédicateurs exotiques. De votre point de vue, peut-on associer cette recherche de la nouveauté à la culture ambiante ?Nous sommes tous, malgré nous, pris dans le mimétisme de ce que nous voyons faire autour de nous. Or notre culture porte au plus profond
d’elle-même un culte épuisant du nouveau, du neuf – et une trouille terrible
du vieux, de la mort. Je ne suis pas sûr en effet que ce culte soit très chrétien. Mais dans la querelle toujours
renouvelée des «anciens» et des «modernes
», dans cette opposition
de la tradition et de l’innovation, de l’ancien et du nouveau, tout peut s’inverser à chaque génération. Il y a ceux qui estiment que tout peut resservir ; les conservateurs sont des enthousiastes du recyclage. Et il y a ceux qui estiment qu’il faut savoir jeter pour recommencer autrement.
Les modernes sont des mystiques du recommencement.C’est qu’il est parfois des moments où le nouveau se trouve dans une situation critique,
car il n’y a pas assez de résistance de l’ancien et le nouveau alors marche sur le vide. À l’inverse il y a des périodes historiques
où c’est l’ancien qui ne trouve pas assez
de force vive et neuve en face de lui pour briser sa mortelle complaisance à lui-même, et la réinterpréter. La crise actuelle tient au balancement entre ces deux abîmes.L’Évangile ne nous appelle-t-il pas au changement,
justement ? Si tel est le cas, comment l’articuler par rapport à la routine ? C’est une bonne question sans doute et il ne faut pas oublier que cette prédication de la conversion et de la nouvelle naissance a eu un immense effet libérateur par rapport aux poids de traditions étouffantes et par rapport à des liens qui étaient des servitudes inacceptables. Je ne veux pas oublier cela. Mais il faut revenir à ce qui fait justement la tension du paradoxe : changement par rapport
à quoi ? Par rapport à quelles immobilités,
à quels esclavages ? Car sinon, le culte du changement pour le changement tourne à vide et le message de la conversion devient justement une répétition vide.Il faut que l’humanité cesse de vouloir sans cesse tout changer et s’interroge sur ce qu’il faudrait changer. Je trouve révoltant que nous confondions Dieu et notre désir de nous entourer sans cesse du neuf, de jeter les choses dès qu’elles s’abîment un peu !En quoi la routine peut-elle être féconde dans le domaine de la connaissance
de Dieu et de la communion avec lui ?La prière, les lamentations,
la louange, le psaume, sont des exercices spirituels de répétition.
Au lieu d’aller chercher sans cesse de l’extraordinaire, du pathétique et du sublime, je pense qu’il nous faut ensemble revenir au monde ordinaire, nous dépayser dans le proche,
nous rendre prochain de ce qui est à nos pieds, à portée de main ; à portée d’habitudes. L’extraordinaire viendra en plus, peut-être, ce n’est pas à nous de nous en soucier.Et comment faire pour que notre main droite ne sache pas ce que fait notre main gauche ? C’est à chacun de trouver, à tel moment
de sa vie, les bonnes habitudes qui lui feront habiter vraiment ce monde et cultiver son jardin spirituel.
PROPOS RECUEILLIS PAR SANDRINE ROULET

Christianisme Aujourd'hui

Article tiré du numéro Christianisme Aujourd’hui – Avril 2008

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